C'est l'histoire d'un couple qui, arrivé dans la quarantaine, s'organise pour partir un an, en congé sabbatique, sac au dos, en Asie.
Petit détail : ceci s'est passé en 92-93 !
Après relecture de Routards & Cie, que Sally avait rédigé à notre retour, nous avons décidé d'en faire un blog d'une durée d'un an en respectant le texte original et sa chronologie afin d'y retrouver les émotions de l'époque.
Les 675 photos, les 65 documents scannés, les 12 dessins, les 125 vidéos et les 95 enregistrements sonores sont d'époque aussi.
Bonne lecture !

Khajuraho, 29 septembre 1992

Quelle galère, d’aller à Khajuraho “à la routarde” !
Nous partons de Gwalior, où nous avons passé deux journées moyennement intéressantes. D’abord, prendre le train jusqu’à Jhansi, puis le bus jusqu’à Khajuraho.

Portail d'entrée du fort de Gwalior
La première étape s’effectue avec un léger retard de trente minutes pour un trajet d’une heure et demie.
Le problème, c’est maintenant d’aller chercher le bus à l’autre bout de la ville, le bus qui part dans cinq minutes. Mission impossible !
Pas du tout ! Un rabatteur qui nous avait repérés - nous sommes sans doute les deux seuls touristes à Jhansi - nous emmène dare-dare vers un rickshaw qui démarre avant même que nous ayons pu caser nos sacs à dos. C’est dans un bruit de pétarade que nous zigzaguons dans la circulation, entre les scooters, les cyclos, les camions, les vaches et les enfants.
En dépit de tous les efforts du chauffeur nous arrivons trop tard, et nous nous résignons à prendre le prochain bus, dans quatre ou cinq heures. C’est sans compter avec la ténacité de notre rickshaw, qui n’a pas dit son dernier mot : il cramponne son guidon, et redémarre brusquement en direction de Khajuraho. Une idée vient de germer dans son esprit : nous allons rattraper le bus !
Bravo ! Cinq minutes plus tard, après une queue de poisson au Khajuraho Express, et un pourboire pour Fangio, nous nous installons tant bien que mal : les rangées de sièges sont trop serrées pour nos jambes d’Occidentaux, et les bagages ne tiennent pas en dessous. Mais le plus difficile à supporter, ce sont les vibrations des vitres autrefois coulissantes qui nous empêchent d’avoir la moindre conversation. Au bout de cinq heures et demie de route, mes oreilles sifflent. Vous les entendez ?

Vendeuses d'eau à un arrêt de bus

Baygon rouge, Baygon vert. Dommage, nous n’avons ni l’un, ni l’autre ! Notre chambre est envahie d’insectes qui volent, qui rampent, et qui sautent. Il faut fermer tous les sacs. L’autre nuit, réveillée par une démangeaison ambulante sur le cuir chevelu, j’ai dû me taper sur la tête du plat de la main pour arrêter les chatouillis…
Mais nous sommes ici pour visiter les temples, vous savez, les temples aux sculptures érotiques.
C’est Man Singh - qui est devenu notre cyclo attitré dès notre arrivée - qui nous emmène jusqu’au village par une tranquille petite route de campagne. Je commence à apprécier ces lents déplacements silencieux en cyclo-pousse, pendant lesquels nous avons le temps de contempler le paysage. Je ne culpabilise pas derrière le pédaleur qui transpire à grosses gouttes. Il n’a pas choisi ce métier qui est celui des plus démunis - le cyclo-pousse ne lui appartient même pas, il le loue. Autant le faire travailler puisque le prix demandé est si dérisoire pour nous !
La première visite des temples est assez pénible : nous sommes arrivés trop tard, à 9 heures. Au bout d’une heure, nous nous traînons d’ombre en ombre, trop assommés de chaleur pour pouvoir nous étonner ou nous émerveiller devant la finesse des sculptures et le travail de la pierre…

Joli déhanchement

Nous nous réfugions dans le musée archéologique, puis dans la petite cour ombragée du Raja Café, tenu par une Suissesse d’une soixantaine d’années. Installée ici depuis longtemps, elle organise des excursions, loue les services de guides, réprimande les cuisiniers et les serveurs, en hindi, anglais, allemand ou français selon le cas. Tourisme oblige…

La dernière visite des temples, nous la faisons au petit matin, alors qu’il fait encore frais et que des fidèles commencent leur journée en apportant des offrandes à leurs dieux et déesses préférés. Les femmes, accompagnées de leurs enfants, portent une coupelle de cuivre brillant remplie d’eau sacrée - toute eau est sacrée en Inde - et de pétales de fleurs ; elles montent les marches qui mènent au sanctuaire, tournant le dos au soleil levant qui colore les saris d’une lumière jaune-orange.
Aucune solennité dans ces gestes quotidiens qui font partie de la vie ; au contraire, les femmes bavardent et rient entre elles en aspergeant d’eau les statues des dieux qui les protégeront pendant cette nouvelle journée.


Temple de Kandariya Mahadev


Fidèles au porche d'entrée du temple

Agra, 25 septembre 1992

Pas de problème pour notre premier voyage en train, malgré une petite appréhension due au manque d’habitude. Une heure de transport dans une voiture de première classe aux sièges confortables et inclinables, tous occupés par des touristes. Un Indien circulant dans les voitures propose des chambres d’hôtels et des excursions avant même d’arriver à Agra. Sans grand succès.

Le Lauries a sûrement été un bel hôtel… il y a 50 ans.


Quel état de décrépitude ! Dans le fouillis du jardin, des vaches paissent tranquillement ; dans les immenses chambres, le mobilier est bancal, les matelas sont défoncés, les ampoules usées ; à la réception, le personnel, qui a depuis longtemps dépassé la limite d’âge, applique encore au pied de la lettre des règlements datant de la colonisation anglaise.

Nous déménageons après la première nuit, sous la coupe de notre rickshaw, Ramesh.
Il nous a alpagués à la descente du train, et alléchés avec un prix dérisoire pour nous emmener au Lauries. “Je ne suis pas un arnaqueur”, nous dit-il en français… Non, non, il veut seulement nous faire faire le tour des boutiques d’artisanat de la ville.
Quelle coïncidence ! Son cousin est propriétaire d’un atelier où sont fabriqués des objets de marbre incrustés de pierres semi-précieuses, qu’on lui commande des quatre coins du monde.
– Plus tard, Ramesh, d’abord nous aimerions voir le Taj Mahal.
– Et les tapis ; vous voulez les voir ? Il récidive.
– Non, pas maintenant, nous allons d’abord à Sikandra.

Mausolée d'Akbar à Sikandra

Malgré sa résistance, nous visitons Sikandra, et retournons plusieurs fois au Taj Mahal : la méga-pâtisserie blanche gagne à être observée de près, chaque détail est le reflet de la maîtrise des artisans et du raffinement des souverains moghols. Je ne me lasse pas de faire glisser ma main sur le marbre patiné et brillant.

Terrasse supérieure du Taj Mahal

Beaucoup de touristes ici, pour la plupart des Indiens dont les vêtements apportent des notes multicolores et mouvantes à ce décor figé et laiteux.
Comment expliquer l’attirance que produit sur nous ce monument mégalomaniaque (mogholomaniaque) ?

Terrasse inférieure du Taj Mahal

Mausolée d'Itimad-Ud-Daula 
érigé par sa fille Noor Jahan à Agra

Fatehpur Sikri. Cour Pachisi.

On dirait des touristes...

Delhi, 22 septembre 1992

INDE
Plusieurs années de préparation mentale nous ont été nécessaires avant notre premier voyage en Inde, en mai 1988. C’était notre voyage de noces : nous nous déplacions en avion ou en Ambassador avec chauffeur parlant anglais, et logions dans les anciens palais des maharajas. L’Inde nous avait déjà séduits.
C’est avec un sentiment d’appréhension et de curiosité que nous y retournons, certains d’avoir à surmonter des épreuves dont de nombreux routards se font l’écho.

Coucou ! C’est Sally et François ! Vous vous rappelez, les deux qui sont partis en principe pour 365 jours. Aujourd’hui, déjà le cinquième jour !

Nous arrivons à Delhi au petit matin le 19 septembre dernier, le soleil se lève à peine, et déjà, il fait chaud. Le taxi ne connaît pas l’hôtel York où nous avons réservé une chambre, et doit se renseigner auprès des passants qui sont déjà nombreux.
Voici enfin l’entrée, dissimulée à l’ombre de la haute colonnade de Connaught Circus. Un escalier mène à la petite réception au premier étage : “Nous avons réservé une chambre au nom de Picard.” dis-je.
Le réceptionniste fait non de la tête, mais il nous donne quand même une clef. Ouf, il doit lui rester des chambres libres ! La nôtre n’a pas de fenêtre mais on entend le grondement sourd de la circulation couvert par le bourdonnement de l’air conditionné. Qu’il est bon de pouvoir enfin s’allonger !
Pas folichonne cette première journée : il faut commencer à récupérer le décalage horaire, s’habituer à la chaleur, au bruit, à la foule, aux marchands, aux mendiants, à la nourriture…

Les jours suivants, nous jouons aux touristes. Première visite au fort Rouge où nous nous retrouvons au milieu de groupes d’Indiens en visite.

Le Diwan-I-Aam au fort Rouge

C’est dimanche, ils viennent très nombreux en famille, traversent les divers bâtiments sans s’arrêter, jettent un rapide coup d’œil à la mosquée, puis repartent vers la sortie. Les femmes suivent leur époux d’un pas traînant qui fait onduler leurs hanches sous le sari.

Moti Masjid (mosquée de la Perle) au fort Rouge

Nous essayons de prendre notre temps : je m’assois à l’ombre par terre, le dos appuyé à une colonne, je feuillette le Guide Bleu - qu’est-ce que c’est écrit petit ! - pendant que François fixe à jamais sur la pellicule les élégantes décorations florales des incrustations mogholes. Beaucoup s’arrêtent pour l’observer d’un air à la fois timide et curieux.


Une promenade jusqu’à Jama Masjid, la mosquée, en plein cœur du bazar de la vieille ville. L’ambiance de ce quartier est difficilement imaginable, tant la foule est dense et la circulation inextricable. La chaussée est constamment bloquée par des chars à bœufs qui avancent au ralenti, des cyclo-pousse, des rickshaws qui klaxonnent, ou des hommes poussant d’énormes charges. Il est trop tard pour visiter la mosquée, nous reviendrons un autre jour.

Jama Masjid (mosquée du Vendredi) au coucher du soleil

Comment allons-nous nous organiser ? C’est plutôt vague dans notre esprit : nous avons préparé un semblant d’itinéraire après une visite à l’office de tourisme et chez Orient-Express, l’agence de voyages qui va garder notre courrier, je veux dire VOTRE courrier, celui que vous allez bientôt nous adresser !
Nous avons aussi décidé de visiter le Bhoutan début décembre. Orient-Express se chargera des formalités et des visas pour nous.

Nous avons presque deux mois et demi devant nous avant le Bhoutan. A nous de nous débrouiller. On commence par Agra ? On y va en train ?
Direction le bureau informatisé d’Indian Railways de New Delhi Station, réservé aux touristes.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la situation n’est pas claire : une coupure d’électricité a plongé le bureau dans une semi-obscurité, les écrans des ordinateurs sont noirs, l’air conditionné ne fonctionne plus, la température monte de minute en minute… de même que l’impatience d’une trentaine de touristes.
Dans un élan de solidarité, un routard m’explique la marche à suivre : faire la queue au comptoir n° 3 ou 4 pour acheter le billet, puis au n° 6 pour la réservation - ne pas oublier de remplir le formulaire adéquat, sous peine d’avoir à refaire la queue -, puis au n° 9 pour payer, uniquement en devises fortes. Tiens, le franc est là !
Quand le courant revient enfin, branle-bas de combat chez les futurs voyageurs qui quittent leur siège de skaï humide pour essayer de reprendre leur place dans leur file. Les employés reposent lentement leur tasse de thé au lait, et reprennent leurs occupations habituelles sans entendre les soupirs d’impatience et les remarques désobligeantes.
Quand la moitié du personnel quitte son poste de travail pour déjeuner d’un riz-lentilles deux mètres plus loin, des voix s’élèvent chez les laissés-pour-compte. Un homme sort alors d’un bureau et réquisitionne un autre employé pour s’occuper de nous. Dommage, celui-là aussi nous quitte dix minutes plus tard… Les files se font et se défont dans la plus grande pagaille. Chacun surveille son voisin pour écarter toute tentative de resquille.


Lorsque nous quittons le bureau des réservations, nous avons soif et faim, mais nous sommes tellement contents de les avoir, nos billets pour Agra !

Les mots en gras sont expliqués dans le glossaire.

Paris, 18 septembre 1992

Je repose le téléphone, le taxi arrive dans cinq minutes. Pendant deux secondes, j’ai envie de tout lâcher ; je ne veux plus partir, c’est une folie, un an… les accidents, les maladies, les voleurs… on n'a rien oublié ? “Tu viens ?” me dit François, l’air calme et serein.
Sac à dos, bagage à main, j’ai 15 kg sur moi, des kilos très lourds. Où vais-je ranger la clé de l’appartement pendant un an ?
Je sors, puis je ne me souviens plus de rien ; le trajet en taxi, l’aéroport, l’enregistrement, le début du vol se sont effacés de ma mémoire...
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