C'est l'histoire d'un couple qui, arrivé dans la quarantaine, s'organise pour partir un an, en congé sabbatique, sac au dos, en Asie.
Petit détail : ceci s'est passé en 92-93 !
Après relecture de Routards & Cie, que Sally avait rédigé à notre retour, nous avons décidé d'en faire un blog d'une durée d'un an en respectant le texte original et sa chronologie afin d'y retrouver les émotions de l'époque.
Les 675 photos, les 65 documents scannés, les 12 dessins, les 125 vidéos et les 95 enregistrements sonores sont d'époque aussi.
Bonne lecture !

Pulau Kechil, 30 avril 1993

Voici quatre jours que nous lézardons sous les cocotiers !
En arrivant, nous commençons par Coral Bay. Le nom est plus joli que l’endroit, car la plage est petite et souvent infestée de puces d’eau disent les uns, de filaments de méduses disent les autres. Résultat : ça picote partout quand on entre dans l’eau.

Autour de la grande table commune du dîner, nous faisons la connaissance de routards peu ordinaires, Lucien, 65 ans, et ses deux fils, Achille 12 ans, et Jonas 10 ans. Depuis six ans, ils voyagent sept mois par an. Chaque année fait l’objet d’un thème particulier ; le désert, la mer, la jungle… Les enfants ne sont jamais allés à l’école, Lucien leur a appris à lire, compter et écrire, l’expérience fait le reste. L’année prochaine aura pour thème les volcans d’Amérique du Sud. “Après l’anglais, ça leur apprendra l’espagnol !”, dit Lucien.


Le lendemain, nous quittons Coral Bay pour Long Beach, de l’autre côté de l’île en suivant un sentier qui s’enfonce dans la forêt. Un inextricable fouillis d’arbres et de lianes enlacés nous protège du soleil ; des bruits bizarres amplifiés par la voûte du feuillage nous font dresser l’oreille : feuilles mortes, écureuils, varans, oiseaux invisibles.


Nous nous sentons vraiment bien sur Long Beach, face au soleil levant. La plage est, bien sûr, bordée de palmiers qui donnent de l’ombre dès la fin de la matinée, l’eau est chaude et presque aussi limpide qu’aux Maldives.
L’hôtel s’appelle le Mata Hari. Pourquoi ce nom ? C’est du malais, et cela signifie mot-à-mot, l’œil du jour. Le Soleil ! Rien à voir avec l’espionnage.
Ce Mata Hari compte dix bungalows sur pilotis, très simples et impeccablement entretenus par un grand Hollandais tout maigre.
Pas d’électricité, sauf le soir au restaurant. Dommage que le générateur soit un peu bruyant, il masque le cri des geckos.
Les toilettes ? Collectives. Les douches ? Y’en a pas ! Elles sont remplacées par un puits et un mandi d’où l’on tire l’eau à l’aide d’un seau attaché à une corde. Quelle sensation de fraîcheur quand on s’arrose ! Les deux “salles de bain” sont entourées d’une cloison qui laisse assez d’espace pour toute une famille, et qui permet de se laver le kiki ou la zigounette à l’abri des regards, mais à ciel ouvert.




[Chant des oiseaux]


Non, je ne vous dirai pas comment nous passons nos journées : petit-déjeuner, plage, douche, déjeuner, sieste, lecture, écriture, plage, douche, écriture, dîner, musique, dodo.

Du côté lecture, j’ai lu quelques bons bouquins récemment : Le Bruit et la Fureur de Faulkner (très spécial), l’Or de Cendrars, beau petit roman d’aventures et j’ai encore en stock deux thrillers en anglais, un Mary Higgins Clark et un Robin Cook ; François vient de terminer la Chartreuse de Parme qu’il a beaucoup aimé (e).

Kota Bahru, 25 avril 1993

MALAISIE
Toujours en voyage individuel organisé, notre séjour de janvier 1989 fut sans grande surprise. Nous restaient surtout en tête les quelques jours passés à Teman Negara au milieu de la jungle.

Nous ne sommes pas encore sur la plage, mais pas loin, dans la capitale de l’État de Kelatan sur la côte est de la Malaisie.
Le voyage jusqu’ici se déroule bien : le train couchettes part de Bangkok à 15 h 45 et arrive à Had Yai à 8 h 15 le lendemain.
Une demi-heure plus tard, correspondance pour la ville frontière de Sungaï-Kolok, dans un omnibus de 3e classe avec des banquettes en bois ; nous avons droit au coq qui lance son cri depuis sa boîte en carton, aux marchandes de légumes qui transportent leurs immenses bottes de verdure et leurs sacs de piments rouges jusqu’au marché voisin.



Petit à petit, alors que nous nous rapprochons de la frontière avec la Malaisie, Bouddha laisse sa place à Mahomet ; comme chacun le sait, les Malais sont en majorité musulmans : les hommes sont moustachus, portent une calotte, les femmes sont habillées d’une tunique longue, d’un pantalon serré aux chevilles et d’un foulard sur la tête.



Après cinq heures de banquettes en bois, nous sautons sur le Skaï du siège arrière d’une mobylette qui nous emmène en trois minutes jusqu’au poste frontière que nous franchissons à pied.
Il ne reste plus qu’à rejoindre Kota Bahru ; la gare des bus est à cent mètres, départ dans cinq minutes : 45 kilomètres, une heure de trajet, air conditionné. Super !
Mais quand même 24 heures pour faire 1 200 km…




Le soir même, nous dégustons notre premier plat local au marché de nuit. C’est très pratique et peu onéreux de manger au night market : on achète du poulet grillé chez Aziz, du riz frit chez Abdul, une pâtisserie chez Mohamed, et l’on va s’asseoir à une table où quelqu’un s’empressera de venir prendre votre commande de boisson.


[Ambiance du Night Market]

Restons dans la nourriture avec le très beau marché couvert. Les étalages de fruits et légumes sont superbes, les vendeuses assises au milieu de leurs produits mettent beaucoup de soin à les présenter : les bananes forment des éventails réguliers, les piments de petits carrés géométriques, les mangues sont triées selon leur stade de maturité, de l’orange au vert foncé. C’est un beau spectacle pour les yeux, d’autant plus que nous pouvons l’observer depuis la galerie du premier étage réservé aux épices, fruits secs, bonbons et biscuits.

À la découverte de Khao San Road

Offrandes

Imaginez que vous arriviez pour la première fois de votre vie à Bangkok et que le taxi, qui s’y connaît, vous a déposés sur Khao San Road. Voici une rue bien étonnante pour un néophyte ! Une rue faite pour les routards : inutile de traverser Bangkok, ici vous avez tout sous la main sur 200 mètres seulement.

D’abord se loger. À l’instar d’une famille thaïlandaise qui transforma sa maison en guesthouse voici plus de vingt ans, d’autres ont suivi. Évidemment, il ne faut pas être un adepte de Monsieur Propre, ni aimer les grands espaces. Les agoraphobes crasseux sont donc nettement avantagés dans leur cage à lapins poussiéreuse où le ménage est parfois fait, entre deux clients, par des adolescentes qui rêvent de Michael Jackson ou feuillettent des bandes dessinées. Un conseil : ne jamais regarder sous le lit !
Pour être tout à fait juste, on trouve aussi sur Khao San quelques hôtels dignes de ce nom, mais au lieu de payer la chambre 100 bahts (22 francs) le prix passe à 400 ou 500.

Maintenant que vous êtes installés, vous ne ressentez pas une petite faim ? Descendez dans la rue et regardez autour de vous : chaque guesthouse possède son restaurant au rez-de-chaussée, quasiment sur le trottoir. Service continu de sept heures du matin à dix heures du soir.
Allez, pour commencer, faites-vous un riz frit aux crevettes arrosé d’une Tiger Bier bien fraîche. Pour continuer, achetez des papayes ou des goyaves découpées aux marchands ambulants qui arpentent la rue. Mangez-les au restaurant. Personne ne vous en voudra ! Voilà un repas pour 50 bahts maximum !
En plus, le restaurant se transforme en cinéma en fin d’après-midi : pour le programme, consultez le tableau noir sur le trottoir ; ce sont Stallone et Schwarzy les champions du hit-parade ! Il est fortement recommandé d’arriver une demi-heure avant le début de la séance.

Quelques courses maintenant ? Il vous manque du savon ? Allez chez le Chinois du coin. Des cartes postales, de la crème anti-moustiques, un cadenas, des tongs, un rouleau de papier hygiénique ? Le Chinois du coin !

Vous voulez une nouvelle garde-robe ?
Vous n’aurez que l’embarras du choix, toutes les tendances sont représentées, du baba-cool au cadre supérieur.
Si vous savez bien marchander, votre costume ou votre petite robe ne vous coûtera pas cher, à condition de ne pas être un maniaque des finitions. Entrez donc chez Valentino Collezionni, chez Chanel Collection, Boss Fashions ou K. Kenzo’s.
Bizarre, c’est un type barbu avec un turban sur la tête qui tient la boutique. Quoi de plus normal ? Ce sont des Indiens, et plus précisément des sikhs qui tiennent une partie du commerce de la soie à Bangkok. Ils disent tous qu’ils confectionnent un costume sur mesure en 24 heures. Et c’est quand l’essayage ?
Lorsque le costume et la robe arriveront enfin, au bout de 72 heures d’attente, vous serez tellement contents d’avoir pu les récupérer avant le retour au bercail, que vous ne verrez pas les faux plis, les coutures qui zigzaguent ou la braguette qui gondole !

L’expérience ne vous tente pas ? Ah, vous préférez la tendance chic et décontractée. Alors les étalages des trottoirs sont faits pour vous : pantalons et caleçons Ralph Lauren, chemises Kenzo, shorts Chanel, chaussettes Dior, jupes Lacoste. Mais si, je vous dis que ça existe ! Et les T-shirts Tintin : ça vous plaît pas le Crabe aux pinces d’or ou le Sceptre d’Ottokar ? Seulement 100 bahts la pièce en insistant bien.

Et maintenant, que voulez-vous ? Faxer à Papa-Maman pour leur dire que vous êtes bien arrivés ? Pas de problème : vous voyez l’enseigne là-bas ? Elle dit : “Laundry - Overseas Call - Fax - Telex - Tickets”. Ce qui signifie que pendant qu’on vous lave votre linge à la main, à l’eau froide et avec du savon, vous pouvez téléphoner à Paris, faxer à Tokyo, et acheter vos billets de car, de train ou d’avion. Avouez que ça vous simplifie la vie !

Vous ne voulez pas vous reposer un peu ? La chaleur, le décalage horaire… Pas le temps, vous voulez partir sur une plage pas trop loin. J’ai une idée, suivez-moi, je connais une agence de voyage fiable où le personnel est efficace, et où ils ont l’air conditionné. C’est Banglumpoo Tour. Mieux vaut éviter les agences dans les couloirs d’immeubles !
Deux billets pour Koh Samet. Le minibus part de Khao San et revient à Khao San. Pas besoin d’aller prendre le bus régulier tout au bout de Sukhumvit. Et que vous alliez à Hanoï, Sydney ou Miami, les tarifs sont imbattables !

Autre chose ? Des romans ou des guides d’occasion ? Un petit tatouage sur le biceps ? Un walkman et des cassettes pirates ? Les lignes de la main ?

Un dernier mot : pour les cadeaux, achetez tout ici : des paréos indonésiens, des sacs birmans, des vestes népalaises, des bijoux indiens. Ça épatera vos amis !

Bangkok, le 22 avril 1993


Préparatifs avant le départ de demain : vente et achat de livres d’occasion, épilation des jambes (les miennes), énième réparation de mes mocassins sur Khao San Road. Mais dites voir, je ne vous ai pas encore parlé de cette rue ! Je vous fais un petit topo demain.

Bangkok, 21 avril 1993

THAÏLANDE (4)
Dernier passage à Bangkok,
nous allons bientôt déménager notre “home” vers Singapour

Voici 4 mois exactement, nous arrivions à Bangkok pour la première fois. Demain, nous quitterons définitivement la Thaïlande qui nous a servi de plaque tournante. Direction la Malaisie.



Les préparatifs vont bon train. C’est d’ailleurs en train que nous allons descendre vers la côte est malaise, vous savez, là où les plages ont du sable aussi blanc que de la farine, et où les cocotiers vous font de l’ombre au bord d’une mer aux eaux turquoise et transparentes habitées de poissons multicolores extraordinaires nageant entre les magnifiques coraux miraculeusement préservés de la pollution. On se calme, inspirez !




Nous venons de réorganiser nos bagages : douze kilos de livres sont partis chez Antoine, ainsi que trois kilos de vêtements, et une tête de Bouddha khmer, une fausse achetée au Sofitel de Phnom Penh cinq fois plus cher qu’au marché !
Trente pellicules ont été expédiées chez Kodak en Suisse, et notre sac de dépannage est parti à Singapour chez Reliance avec nos deux jeans.
À propos, vous connaissez l’épreuve de la poste en Thaïlande ? Les fonctionnaires observent le règlement au pied de la lettre, je dirais même au pied du paquet ! La température ambiante, mêlée à l’appréhension du contact avec le postier baragouinant l’anglais, nous fait transpirer comme Johnny Halliday aux Palais des Sports. Il faut remplir ces deux formulaires en deux exemplaires ? Et sans carbone ? Il faut envelopper notre paquet dans du papier kraft ? Vous fermez maintenant pour le déjeuner ?

La rentrée scolaire est imminente après les fêtes du Nouvel An thaï. Ça s’affaire dans les papeteries, dont nous sommes de fidèles clients, et les marchands ambulants ont repris leur poste de combat à la sortie du lycée près de la guesthouse : épis de maïs cuits, brochettes de tofu, tranches de pastèque et de papaye, Fanta rouge ou vert que l’on verse dans un sac plastique avec des glaçons et une paille, cela évite de courir après les bouteilles.

Les arbres ont vu leur feuillage s’alourdir, et les fleurs donnent un petit air de province aux trottoirs enfumés ; des jaunes, des blanches, des lilas, et des rouges magnifiques sur les flamboyants.


Enfin, je ne pourrais pas terminer cette lettre et quitter la Thaïlande sans vous donner les dernières nouvelles de la famille royale, diffusées chaque soir sur une chaîne de télévision à 20 heures.


Le Roi Bhumipol reçoit beaucoup de visiteurs dans ses coquets appartements. La reine qui a été très belle, mais qui accuse maintenant une surcharge pondérale de vingt kilos aime bien aller se promener chez les plus malheureux qu’elle, ce qui laisse l’embarras du choix. 




Pendant ce temps, les enfants ne chôment pas : le prince prend souvent l’avion, mais rentre dîner le soir.




La fille aînée affectionne les conférences internationales où elle parle dans le micro.




Quant à la cadette, elle adore les pantalons bouffants et les chemises longues qui masquent ses avantages arrière. 




N’oublions pas Mamie, la maman de Bhumipol, qui, à plus de 80 ans, va encore inaugurer des hospices de vieillards, soutenue par deux hommes de confiance. On travaille dur dans les familles royales !



Phnom Penh, 17 avril 1993



Nous rendons visite à Sok Hen Sin, notre petite filleule, dans son village de Kompong Speu. La voiture de l’association a été mise à notre disposition et son dirigeant cambodgien nous accompagne pour faire les traductions.
Sok Hen Sin a 6 ans, elle est toute mignonne, mais très effrayée par ces deux Blancs arrivés dans une voiture. On en voit peu des voitures, ici.
Tous les voisins sont accourus avec leurs enfants, pour nous voir de près et jeter un coup d’œil admiratif sur les cadeaux achetés à Bangkok : des vêtements, des cahiers, des stylos et quelques bonbons et biscuits qui font l’unanimité des plus petits.
Sok Hen Sin, qui est orpheline, est élevée par sa tante, absente aujourd’hui ; alors, une vieille femme du village s’occupe d’elle et essaie de calmer sa peur. La petite a l’air en bonne santé, et porte la robe que j’avais envoyée l’année dernière.
Malgré l’aide du traducteur, il est extrêmement difficile d’obtenir des réponses aux questions les plus simples que nous posons : ira-t-elle bientôt à l’école ? De quoi sa tante vit-elle ? Ont-ils reçu la bicyclette ?
L’hésitation se lit dans les yeux des voisins, de la vieille femme et du traducteur lui-même. Les réponses sont contradictoires, et après quelques instants nous préférons ne pas insister. L’argent que nous versons ne nous donne pas le droit de les soumettre à un interrogatoire dont ils ne comprennent d’ailleurs pas le sens.
Nous quittons le village un peu frustrés, mais contents d’abord pu voir la petite.



Demain, c’est déjà le retour à Bangkok. Au revoir le Cambodge, on t’aime bien !

Phnom Penh, 16 avril 1993

La campagne électorale suit son cours. Un élément important rassemble tous les partis : la haine des Vietnamiens installés au Cambodge depuis parfois plusieurs générations.
Les Cambodgiens et les Vietnamiens ne s’aiment pas : Pol Pot a souvent envoyé ses Khmers Rouges reprendre d’anciens territoires devenus vietnamiens.
Le Vietnam, qui a délivré le Cambodge de Pol Pot, a fait figure d’envahisseur en prenant les rênes du pouvoir en 1979. Depuis le retrait des troupes vietnamiennes en 1989, l’animosité n’a fait que croître contre ceux qui, installés au Cambodge, sont toujours considérés comme des gens dangereux qu’il faut éliminer.  À propos de personnage dangereux, Pol Pot est toujours vivant et installé en Thaïlande, non loin de la frontière. Toujours prêt ?


Bouddha étêté au Mebon Oriental


Aujourd’hui nouvel an khmer. Beaucoup de monde au Wat Phom. Nombreux petits commerçants, chapeaux, nourriture...




Monument commémoratif d'un traité Franco-Siamois

[Fête du nouvel an au Vat Phnom]


Siem Reap, 15 avril 1993



Nous quittons Angkor heureux de notre séjour après avoir connu des conditions exceptionnelles. Peu de touristes sur les sites à cause du climat politique, et liberté de mouvement grâce à notre deux-roues. Maintenant, direction Phnom Penh !

Siem Reap, 14 avril 1993



La petite merveille du jour : le temple de Bantey Srei. Pas facile de s’y rendre, car il est à trente kilomètres de Siem Reap, sur un territoire plus ou moins contrôlé par les Khmers Rouges.
Au bout de deux jours de bouche à oreille, nous finissons par trouver une voiture et un chauffeur, que nous louons avec deux autres Français en vacances.



Après une heure et demie de route et de piste complètement défoncée et encore inondée par les pluies de la nuit, nous atteignons Bantey Srei, petit temple de grès rose, tout entouré de végétation, et entièrement recouvert de bas-reliefs qui ont résisté à l’usure du temps. Nous ne savons plus où donner de la tête, tant les frontons et les murs regorgent de détails.


Détail du fronton

Offrandes



Nous ne sommes que quatre touristes, mais des dizaines de Cambodgiens qui participent aux cérémonies du Nouvel An khmer devant le temple, s’y promènent avec leurs enfants, curieux mais méfiants.





Pour détendre l’atmosphère, des soldats munis de fusils et de lance-roquettes, assis à l’arrière du temple, écoutent  la radio. 




[Chanson à la radio]


Oui, sur chaque site, des soldats armés veillent à la sécurité des visiteurs ; ils sont jeunes, très jeunes, et ont peut-être la gâchette facile. Nous leur trouvons l’air agressif et menaçant, pourtant il suffit de leur dire bonjour, et un grand sourire illumine leur visage.






Siem Reap, 13 avril 1993

Statue au Banteay Kdei

Bas-relief au Banteay Kdei

[Chant des oiseaux au Banteay Kdei]

Aujourd'hui nous profitons de notre mobylette Honda pour parcourir le site et découvrir des temples de moindre importance où plus en ruines qui sont moins visités. Le Banteay Kdei, le Prak Khan, le Neak Pean, etc.


Fromager enserrant une galerie du Prah Khan

Statue étêtée au Neak Pean


Nous revenons à la terrasse du Roi lépreux aux étonnants bas-reliefs : danseuses, princesses, suivantes, serviteurs sur des dizaines de mètres de pierre sculptée.


Terasse du roi Lépreux



Siem Reap, 12 avril 1993



Notre coups de cœur du jour : le Ta Prohm.

Ta Prohm, qui n’a pas été dégagé de la végétation qui le dévore depuis des siècles. C’est l’image type d’Angkor, où la nature reprend ses droits ; les racines des fromagers forment des boas qui s’enroulent sur le moindre appui et semblent étouffer les pierres qui ne finissent pas lâcher prise. Tout est en ruine, les murs sont écroulés, d’énormes blocs de pierre barrent les passages.
Heureusement, des enfants toujours prêts à vous guider pour quelques riels, nous emmènent dans ce dédale qui est leur terrain de jeux. “Par ici, look, Madam, no head Madam, Pol Pot no good !” En effet, les pilleurs ont fait disparaître de nombreuses têtes de statues sur tout le site d’Angkor, les derniers en date étant les Khmers Rouges qui en tirent sûrement de bons prix sur le marché parallèle des œuvres d’art. Ils ont attaqué, il y a deux mois, le Conservatoire d’Angkor, où étaient entreposés des chefs-d'œuvre de l’art khmer, et ont emporté des dizaines de sculptures dont la valeur estimée serait de 500 000 $ ! Mais, n’oublions pas que ces vols existent depuis la découverte d’Angkor, et qu’André Malraux fit aussi partie de ces amateurs d’art.


Siem Reap, 11 avril 1993

Une des porte d'Angkor Thom


Nous repartons vers Angkor, bien décidés à ne pas payer l’entrée, car il est de notoriété publique que l’argent reste dans la poche des gardiens. Les solutions ne manquent pas : on peut passer la barrière avant 6 heures du matin, heure d’ouverture officielle du site au lever du soleil, ou passer dans un flot de circulation car la route d’Angkor est utilisée par tous les habitants de la région.
Mais il est déjà 8 heures, nous sommes seuls sur la route, on nous voit arriver de loin !
Alors tentons notre joker : le petit chemin à droite dont on nous a déjà parlé à Bangkok et à Saïgon. “Mais quel petit chemin ? Nous en avons déjà vu trois !”
- Regarde, celui-là, avec toutes ces traces de roues dans la terre, allons-y, dit François.
On se prend la poussière, le sable, les trous, les bosses, les broussailles. Je n’en mène pas large… et soudain nous sortons de notre boyau de végétation sur le côté d’Angkor Wat. Ouf !


Avalokitesvara au Bayon

Devata au Bayon

Bas-relief au Bayon

Nous commençons par le Bayon, avec ses célèbres têtes au sourire énigmatique. La pierre est malade, la moisissure et le lichen gagnent de tous côtés, mais l’atmosphère est calme et sereine. C’est de près que le Bayon est beau, il faut prendre son temps, admirer la délicatesse des bas-reliefs d’apsaras et de devatas, et la force tranquille des visages aux yeux fermés, représentant à la fois Avalokitesvara, le Bouddha, et Jayavarman VII le roi mystique qui fit construire cet ensemble.



L’après-midi, direction Angkor Wat, sans doute le plus connu de tous les temples. Malgré les fêtes du Nouvel An khmer, les Cambodgiens sont peu nombreux : “Nous avons peur, c’est pourquoi nous préférons rester chez nous,” nous dit l’un d’eux, “d’habitude c’est plein de monde ici !”
Même impression que la première fois : le temple manque de relief et sa couleur grise est triste, mais le soleil qui commence à baisser éclaire maintenant les extraordinaires bas-reliefs de la façade ouest qui font le tour de l’enceinte sur 800 mètres. Le Ramayana et le Mahabharata méritent bien ça !


Bas-relief à Angkor Wat

Fenêtres et toit d'une galerie d'Angkor Wat

Tiens, une grenouille dans la chambre !

Siem Reap, 10 avril 1993

Drapeau cambodgien avec Angkor Wat comme emblème


Vol de 50 minutes dans un Tupolev archiplein. Toujours beaucoup de locaux et une quinzaine de touristes.
Comme d’habitude, un chauffeur de taxi nous drague pendant que nous attendons les bagages, puis nous conduit vers sa guesthouse préférée, la Laundry Guesthouse ; trois chambres, dont l’une est déjà occupée par un UNTAC. Ça rassure tout de suite !
Presque en face de la guesthouse se dressent les baraquements de la Légion étrangère où flotte le drapeau français, et tout à côté, un restaurant-bar-dancing fort animé dans la nuit.

[Chanson à la radio]


Plusieurs restaurants de Siem Reap ont préféré jouer la carte de l’ONU : les prix ont brusquement augmenté pour permettre aux Onusiens de dépenser plus vite leurs dollars ! Pas étonnant, quand on sait qu’il y a au Cambodge 20 000 UNTAC avec 10 000 voitures neuves, et que les indemnités de repas journalières représentent à elles seules un mois de salaire moyen d’un Cambodgien !
Heureusement, il reste encore deux restaurants pour routards. Le Samatheap par exemple ; dès qu’un client s’assoit à une table, une nuée de jeunes filles se précipite sur lui. Laquelle va-t-il choisir ? La brune, la blonde ? Tiger, Miller, Angkor, Carlsberg ? Chaque demoiselle est payée pour vendre une marque de bière dont elle porte le T-shirt. Elles s’occupent particulièrement bien des messieurs seuls, viennent leur faire la causette pour éviter qu’ils ne s’ennuient... Que de sous-entendus dans ces points de suspension !

Premier repérage d’Angkor : les informations qui circulent dans le milieu des routards parlent de prix d’entrée exorbitants, allons donc vérifier.
Avant même que nous en ayons émis le souhait, une mobylette apparaît dans la courette de la guesthouse : c’est le seul moyen de se rendre à Angkor, et de circuler d’un temple à l’autre. Une route toute droite mène de Siem Reap à Angkor ; peu avant le site, une barrière, souvent levée, marque le poste de contrôle où l’on doit acheter les billets.
Avec notre corpulence d’Occidentaux - surtout François, parce que moi...-, nous sommes repérés de loin, et la barrière s’abaisse devant nous.
Le tarif est d’environ quinze dollars par jour et par personne, il faut payer d’avance pour toutes les journées prévues sur le site.  J’ai envie de marchander le prix tellement c’est cher. Rendez-vous compte : notre chambre coûte huit dollars la nuit, un repas complet moins de deux dollars par personne.
- Il est 16 heures, laissez-nous entrer sans payer aujourd’hui, nous revenons demain… La barrière se lève, hésite, François démarre immédiatement. Merci !


Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons devant Angkor Wat, un peu déçus par la couleur de la pierre, et par les proportions du temple. 

Angkor Wat


Un peu plus loin, nous stoppons devant le Bayon qui nous apparaît comme un tas de ruines informes. On verra mieux demain.


Vendeuse de vin de palme

Phnom Penh, 9 avril 1993


Très belle visite au musée National : le bâtiment rouge dresse ses toits superposés recouverts de tuiles brillantes, autour d’un agréable jardin intérieur. Les statues exposées nous donnent un premier aperçu de ce qui nous attend à Angkor, certaines sont vraiment magnifiques, et le petit bouquin acheté au marché - Tendances de l’art khmer - nous aide à mieux les apprécier.
En revanche, elles ne sont pas mises en valeur, ni entretenues, les salles sont poussiéreuses et malodorantes - à cause des chauves-souris dans le faux plafond, dit-on -, et de minuscules fourmis tombent des hauteurs sur les visiteurs et les statues, quand ce ne sont pas les cafards.

Phnom Penh, 8 avril 1993

Quelques formalités ce matin chez Kampuchea Airlines : achat de billets pour Siem Reap, reconfirmation du vol sur Bangkok.


Broyeuses de glace manuelle


Une promenade au marché Tuol Tom Pong. On y entend toutes les langues du malais à l’anglais en passant par l’arabe et l’espagnol : les soldats et les civils de l’UNTAC viennent y faire des achats ; beaucoup de succès pour les fausses antiquités à bon marché et les T-shirts représentant tous les drapeaux des pays de l’ONU. Et la casquette UNTAC, pas mal, non ?


Sur les stands des libraires, de vieux livres en français sur le Cambodge et l’Indochine, et le compte-rendu du procès de Pol Pot, le despote sanguinaire qui musela le Cambodge de 1975 à 1978. Il fit régner la terreur sur tout le pays qu’il voulait transformer en une immense coopérative agricole : tous les habitants des villes ont dû rejoindre les paysans pour construire un nouveau pays. Un million d’habitants sont morts torturés ou exécutés parce qu’ils avaient osé dire non, ou parce qu’ils étaient considérés comme des intellectuels lorsqu’ils portaient des lunettes, parlaient une langue étrangère, etc. Beaucoup sont morts de malnutrition et d’épuisement. C’était il y a vingt ans à peine. Pas une famille n’est sortie indemne de cette tragédie.


Autre tragédie : les mutilés. Ils ont sauté sur des mines, ces affreuses petites mines, enterrées ou laissées au hasard par les Khmers Rouges ou les Vietnamiens.
Quand elles ne tuent pas, elles marquent à vie ; il en reste des centaines de milliers et peut-être des millions qui font de nouvelles victimes chaque jour.



Au moins trois coupures de courant déjà ce soir. Incidents très habituels, palliés par d’énormes générateurs qui encombrent les trottoirs.

Phnom Penh, 7 avril 1993

CAMBODGE
Ce pays nous tient à cœur parce que nous y parrainons une petite fille. Nous allons essayer de lui rendre visite. La situation politique et militaire est précaire : l’ONU y prépare des élections libres pour le mois de mai, les Khmers Rouges font régner un climat d’insécurité amplifié par la presse .

Sur la quarantaine de passagers du vol Bangkok-Phnom Penh, nous sommes les deux seuls touristes, les autres sont des Cambodgiens, des Thaïlandais ainsi qu’une délégation nigériane en complet-veston envoyée par l’ONU.
Alors autant le dire tout de suite, l’ONU est partout présente au Cambodge, formant ce que l’on appelle l’UNTAC en anglais - United Nations Transitory Authority in Cambodia - ou l’APRONUC en français.
Ça commence dès l’aéroport avec les hélicos, les avions de transport de troupes et de matériel lourd portant tous un grand sigle UN. Ensuite, on remarque un grand nombre d’hommes à béret bleu, un talkie-walkie à la main.
Quand tu t’approches un peu, tu peux lire leur nom sur un badge épinglé sur la poitrine, et connaître leur pays dont le drapeau est brodé sur la manche gauche.

En attendant nos bagages, le premier UNTAC que l’on voit, paf ! c’est un Français. Il porte le doux nom de Béchard, son badge dit qu’il est le chef du Movcon (?). “Alors chef, elle est comment la situation ici ?”
Résumé de la réponse : pas de problème dans la capitale, mais mieux vaut être rentré avant 22 heures. À Siem Reap, les forces de police ont été renforcées à la suite des derniers raids des Khmers Rouges, les visiteurs sont donc bien gardés. Et puis, ils ne tirent pas sur n’importe qui les Khmers Rouges, jamais sur les touristes en tout cas !

Ses paroles me soulagent. Je m’aperçois que depuis quelques jours j’étais un peu tendue à l’idée de venir ici.



Après nous être installés dans THE hôtel des routards, le Capitol, nous partons vers le bureau de l’association “Les Enfants d’Angkor” situé à l’Hôtel Renakse, près du palais Royal : nous aimerions en effet rencontrer la petite Sok Hen Sin que nous parrainons depuis quelques années. Après une entrevue avec la représentante locale de l’association, la visite est fixée au 16. Voilà une bonne chose de faite, nous allons pouvoir visiter Angkor entre-temps.
En rentrant, nous voyons passer Boutros Boutros Gahli et son escorte. Il est en effet également arrivé ce matin à Phnom Penh, ce qui occasionne un déploiement de forces armées tout autour du palais Royal.



Aujourd’hui s’est ouverte la campagne électorale, et l’on voit fleurir les affiches de vingt partis. Chacun est représenté par un logo, par exemple, une poignée de mains, un éléphant ou une balance, pour que tous puissent voter, même sans savoir lire. À suivre…



Sachez que Chirac fait aussi sa campagne électorale ici ! Oui, la Mairie de Paris a offert à la Mairie de Phnom Penh des bennes à ordures vertes et blanches. Ils devraient les sortir plus souvent pour débarrasser les carrefours des monceaux d’ordures qui puent et attirent les rats pendant la nuit.


P.S. M. et Mme Lepetit-Dernier sont heureux de vous annoncer la naissance d'Agathe !

Bangkok, 4 avril 1993



La température grimpe à chacun de nos passages, maintenant elle dépasse 40° l’après-midi. Nous sortons aux heures les plus fraîches, et passons le reste du temps dans la chambre à lire et à écrire.
Une visite chez le dentiste conseillé par notre guesthouse. François se fait recoller un bridge qui a cédé aux caramels vietnamiens. Je me fais faire un détartrage.
Le cabinet est nickel, le matériel récent et l’hygiène irréprochable, de plus, les dentistes thaïlandais font preuve de beaucoup de douceur - les prix également.
Attention, bien se laver les pieds et se nettoyer les ongles avant d’aller chez le dentiste : il faut enlever ses chaussures quand on entre dans le cabinet, comme dans toute maison thaïlandaise, d’ailleurs.

J’interromps le cours de cette lettre pour un message urgent du commandant François : - Affirmatif les p’tits gars, on grimpe au front. Et si on a du cul, on s’ra d’la r’voyure. On n’est pas des gonzesses !
En langage décodé cela signifie que nous partons au Cambodge et je me demande si j’emporte une tenue de camouflage en plus du gilet pare-balles.
Il paraît aussi que l’ambiance est “spéciale” là-bas : la bière coule à flots et les prostituées sont sur les genoux. Faut bien qu’ils s’occupent, les petits gars de l’ONU en attendant les élections prochaines !

P.S. Comment s’appelle la petite dernière de M. et Mme Lepetit-Dernier ?
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