C'est l'histoire d'un couple qui, arrivé dans la quarantaine, s'organise pour partir un an, en congé sabbatique, sac au dos, en Asie.
Petit détail : ceci s'est passé en 92-93 !
Après relecture de Routards & Cie, que Sally avait rédigé à notre retour, nous avons décidé d'en faire un blog d'une durée d'un an en respectant le texte original et sa chronologie afin d'y retrouver les émotions de l'époque.
Les 675 photos, les 65 documents scannés, les 12 dessins, les 125 vidéos et les 95 enregistrements sonores sont d'époque aussi.
Bonne lecture !

Madurai, 30 octobre 1992

Nous rejoignons Tiruchirapalli (Trichy pour les intimes) en bus local. Ici, le temple de Ranganatha Swami, à une dizaine de kilomètres de la ville, est constitué de sept enceintes dominées par des gopurams.


Passé la première porte, on croit pénétrer dans une petite ville animée. Les trois premières enceintes renferment en effet des habitations, des échoppes d’artisans et de nombreuses boutiques vendant des objets rituels, mais aussi des cartes postales ou des paniers en plastique.
Après la quatrième enceinte, le joli temple de Venugopala - oui, un temple dans le temple -, dont les hauts-reliefs représentent des femmes. Elles s’amusent avec un perroquet, jouent du sitar, se regardent dans un miroir avec un déhanchement que je qualifierais de suggestif.


D’une terrasse toute proche, très belle vue sur tous les gopurams du temple.



Maintenant, Madurai. Nous tirons au sort la chambre avec vue sur les gopurams ; Philippe et Martine ont perdu. Depuis le 5e étage, nos fenêtres nous offrent un panorama sur les immenses tours pyramidales du temple de Meenakshi.

Vue depuis notre chambre


[Ci-dessous un extrait sonore enregistré par Sally sur un dictaphone]


Esquisse du temple de Meenakshi depuis notre chambre du Supreme



Oui, mais les gopurams et leurs sculptures colorées sont actuellement en rénovation : depuis six mois ils sont dissimulés sous des échafaudages recouverts d’une carapace de feuilles de palmiers qui a pris une couleur grise. Attention, les travaux doivent durer quatre ans !


Dans le temple, nous retrouvons l’ambiance de Trichy, avec des centaines de tailleurs sous les piliers sculptés. Assis derrière leurs vieilles Singer à pédale, ils confectionnent en un temps record, et pour un prix ridicule, tous les habits que vous désirez. François a soudain besoin d’une tunique, moi d’un pantalon, Martine d’une jupe et d’un caraco, Philippe d’un short. Tout sera prêt le soir même !
A l’intérieur même du temple, je veux dire là où les fidèles viennent prier - et où les non-hindouistes ne peuvent pas toujours pénétrer -, ambiance de piété. A droite, on prie Ganesh en se tapant sur les tempes, à gauche on envoie des boulettes de ghee sur les statues de Shiva et Parvati, dans tous les recoins on fait des offrandes, on se promène, on se repose dans la fraîcheur de la pénombre.


Dehors, au bord du bassin sacré, un jeune marié demande à être photographié avec son épouse. La femme parée de tous ses bijoux, et vêtue d’un sari de soie moirée aurait préféré se faire oublier ; elle sait cependant qu’elle doit maintenant obéissance à son époux et regarde l’objectif d’un œil inquiet. Elle se détend quand on lui demande de poser de dos : l’arrière de sa tête et sa longue tresse sont entièrement piqués de minuscules pétales de fleurs. Combien d’heures de travail pour cette œuvre éphémère ?

Jeunes mariées

Tanjore, 27 octobre 1992

Nous quittons Pondichéry en compagnie de Martine et Philippe avec lesquels nous avons décidément beaucoup d’atomes crochus.
Un bus nous mène à tombeau ouvert jusqu’à Chidambaram. Malgré les secousses et les coups de klaxon, l’homme assis à ma gauche s’est endormi, et sa tête repose maintenant sur mon épaule. Mais dort-il vraiment ? A chaque dos d’âne, il me semble sentir sa main qui glisse insensiblement vers ma poitrine. Soudain, je sens un pincement au sein gauche. Que faire ? Sauver la réputation des femmes blanches ! Je lui donne une tape sèche sur la main, il se lève aussitôt et descend du bus sans rien dire.

Nous sommes maintenant dans le temple de Chidambaram pendant la puja du soir. Un vrai décor pour Tintin : dans la pénombre, faiblement éclairés par des lampes à huile, des brahmanes à la coiffure bizarre accomplissent des gestes rituels et reçoivent les offrandes des nombreux fidèles, au son des trompes et des clochettes. L’ambiance est au recueillement et à la dévotion. Très impressionnant.
Nous rentrons à l’hôtel en rickshaw à travers les rues sombres où éclatent de tous côtés les pétards de Divali. Nous avons l’impression de traverser un champ de mines. (Continuez sans moi, je suis touchée. Argh…)

L'acteur tamoul Kamal Hasaan

Le lendemain matin, nous retournons au temple pour le voir sous le soleil : assis au bord du bassin sacré, nous regardons les brahmanes se purifier dans l’eau verte.

Bassin et gopuram du temple de Chidambaram

Des enfants nous rejoignent : une jolie fillette aux couettes fleuries de jasmin vient poser devant les objectifs de François et Philippe.




Pour rejoindre Tanjore, nous décidons de louer un taxi. Comme d’habitude, les négociations s’accompagnent d’un attroupement de badauds, pendant que quatre ou cinq chauffeurs étudient l’itinéraire sur notre carte routière. Le marchandage se passe dans la bonne humeur.


Nous prenons la route de Tanjore, nous arrêtant plusieurs fois pour mieux goûter les scènes de récolte du riz avec les paysans du coin : la chaussée est complètement recouverte de paille, car ce sont aussi les bus et les voitures qui séparent le grain de la paille ; les hommes, torse nu et les femmes en sari vannent le grain et l’étalent par terre pour le faire sécher au soleil. Les rires fusent lorsque nous nous joignons à eux pour retourner la paille qui sèche. et passer quelques moments ensemble, rien que pour le plaisir.

Nandi au temple de Gangaikondacholapuram

Les temples sont tous plus étonnants les uns que les autres : Gangaikondacholapuram, Kumbakonam, Darasuram. Partout, nous sommes les seuls visiteurs étrangers parmi les touristes et les promeneurs indiens. Nous avons l’impression d’être des découvreurs.

Enfants à l'entrée du temple de Darasuram

A Darasuram, un vieux brahmane décharné nous explique le moindre recoin du temple d’Airavateshwara, et nous tient en haleine avec ses comparaisons entre les grandes légendes indiennes et la Bible ! Quelle culture il a, quel plaisir nous prenons !


A peine avons-nous le temps de déjeuner dans un troquet chaleureux où les feuilles de bananiers taillées en rectangle remplacent les assiettes. Plusieurs serveurs se promènent entre les tables et resservent à volonté du riz, des légumes, des lentilles ou de la sauce avec leurs grandes louches. Bien sûr, on mange avec ses doigts. A la guerre comme à la guerre !
La journée suivante est aussi exaltante que la précédente.


Nous passons la matinée dans le temple de Brihadeshvara tout en nous laissant porter par les événements. Les touristes indiens s’intéressent plus à nous qu’au temple : une femme saute au cou de Martine en apprenant qu’elle est française et lui offre des bananes, une autre nous donne des fleurs à piquer dans les cheveux, on vient nous réciter des poèmes dédiés à Shiva. Jamais je n’ai ressenti autant de joie de vivre et de chaleur humaine. Ici, personne n’attend rien en retour, personne ne demande de roupies, de stylos ou de bonbons ! Au fait, le temple est superbe.

Fresques murales au temple Brihadeshvara

Je n’en ai pas encore terminé avec Tanjore : les plus beaux bronzes Chola sont exposés dans le palais du maharaja, transformé en musée. Oh, le Shiva appuyé sur Nandi (ce dernier a disparu) ! Quelle grâce, quelle précision dans le détail, les colliers, les bagues, les bracelets et les ceintures, le quartier de lune dans la coiffure-turban, la fleur sur l’oreille gauche. Vraiment, ces journées resteront gravées dans notre mémoire !

Bronze Chola de Parvati

Pondichéry, 25 octobre 1992

Quitter Mahabalipuram n’est pas une mince affaire lorsque l’hôtel n’est pas en ville mais en bord de plage. Impossible d’aller prendre le bus, car le rickshaw n’arrive pas. Le taxi appelé en remplacement veut nous emmener à Pondichéry seulement, pas à la station de bus.
Nous apprenons à nos dépens, que les réceptionnistes des hôtels sont commissionnés par les chauffeurs de taxis, qui commissionnent sans doute les rickshaws pour qu’ils ne viennent pas chercher les clients. Et nous avons le plaisir d’emmener avec nous le réceptionniste, et de le déposer au bureau des taxis où il va encaisser sa commission. Restons calmes.

Nous n’avons pas fait une bonne affaire, le taxi ne connaît ni la route - il n’arrête pas de demander son chemin - ni Pondichéry où nous tournons pendant plus d’une demi-heure pour trouver le Grand Hôtel de l’Europe : six chambres qui donnent sur une terrasse au premier étage d’une maison coloniale. Attention, ici le colonial n’est pas anglais, il est français.

Séance d'écriture sur la terrasse de l'hôtel

Le propriétaire, un Franco-Indien de 75 ans, nous reçoit, vêtu d’un simple dhoti blanc. Il est grand et maigre et parle un français aristocratique accompagné d’une gestuelle typiquement indienne : tout se passe dans la souplesse du poignet et des doigts recourbés. En hôte parfait, il nous explique que la demi-pension est obligatoire, et nous fait choisir le menu du dîner. Les repas sont pris dans le salon du rez-de-chaussée qui donne sur un jardinet, les tables sont dressées pour chaque chambre, dans un décor très rétro et plein de charme.
C’est ici que nous retrouvons Philippe et Martine, qui, logeant dans un autre hôtel et alléchés par les commentaires du Routard, ont réservé deux dîners pour ce soir. Nous ne faisons plus qu’une grande table, après avoir invité à se joindre à nous un Allemand qui dînait tout seul, puis un couple de Toulousains.
– Félix, Félix, apporte la soupe ! crie le patron
Félix arrive en traînant des tongs, une soupière fumante sur un plateau. Il remplit à ras bord les jolies assiettes de porcelaine.
– C’est trop, Félix !
– Allez mange, il faut manger, répond-il dans un français teinté d’accent créole.
Suivent les maquereaux à la tomate et aux aubergines, et le gratin de chou-fleur. Il faut encore se battre pour ne pas être servis deux fois. Au dessert, je baisse les bras devant la plus délicieuse crème caramel que j’aie jamais dégustée. Encore un peu, Félix !

Clic-clac devant une porte bleue

L’ancien quartier français de Pondichéry est très calme ; les rues, perpendiculaires, sont bordées de villas en mauvais état, cachées par les fleurs et la verdure. On se croirait dans une petite ville de province : lycée français, monument aux morts de 14-18, statue de Jeanne d’Arc, terrain de pétanque, rue Dumas, Suffren, Romain-Rolland. Et surtout une Alliance Française apparemment dynamique qui fait de la publicité dans les rues et les journaux locaux.

Les Français sont assez nombreux ici : résidents et touristes se retrouvent au restaurant de l’Alliance Française, ou chez Aristo’s pour boire un cocktail de jus de papaye et citron vert. L’ambiance est branchée, les filles bronzées, St Trop’-Deauville, quoi !
Dans la partie indienne de la ville, à quelques blocs de là, l’animation est à son comble, les ruelles et le marché grouillent d’une foule exubérante qui se prépare à une nouvelle nuit de fête à l’occasion de Divali.


Impossible de quitter Pondichéry sans parler d’Aurobindo. Son ashram, dont le but spirituel est de mettre à la disposition de ceux qui le désirent un lieu de travail sur soi, de méditation, et de yoga, est devenu une grande entreprise capitaliste : hôtels, boutiques, usines, laboratoires, clinique, fermes, nous sommes à Aurochéry !
En 1968, Sri Aurobindo fut aussi l’instigateur d’une ville, à dix kilomètres de Pondichery, Auroville. C’est ici que devaient pouvoir vivre et travailler 50 000 personnes, dans une cité universelle ouverte à tous, quelles que soient la croyance ou la nationalité. L’idée est belle, mais la réalisation difficile. La mort de Sri Aurobindo, la mégalomanie mystique de sa compagne, surnommée La Mère - qui meurt en 1973 -, les problèmes financiers et humains, ont ralenti la construction de la ville qui ressemble encore à un chantier.

Le Matri Mandir en construction à Auroville

Mahabalipuram, 22 octobre 1992

Pas fameuse cette journée ! Picou est un peu barbouillé en se levant, mais nous déménageons comme prévu vers l’Ideal Beach où une chambre doit se libérer à midi. En attendant, nous allons visiter en taxi les temples de Kanchipuram, ville renommée pour ses magnifiques saris en soie. Nous partageons le taxi avec Martine et Philippe, les Français qui nous ont soufflé la dernière chambre hier. Sans rancune !
Les temples ne nous font pas grande impression : est-ce à cause de François qui se sent toujours mal, ou parce qu’ils sont très abîmés ou mal restaurés ?


Comble de malchance, nous rentrons en fin d’après-midi pour apprendre que les clients ne sont pas partis pour cause de tourista, et que la chambre n’est donc pas libre.
Nous rouspétons tellement que le réceptionniste va nous emmener en voiture jusqu’à un autre hôtel et discuter les prix pour nous.

Mahabalipuram, 21 octobre 1992

Dernier petit déjeuner à Madras, et rickshaw pour la gare routière où des enfants en quête de touristes nous conduisent au bon bus moyennant quelques roupies. Toutes les inscriptions sont en tamoul ici.
Dans le bus, les locaux sont toujours aussi curieux. Je donne deux fois notre adresse en France, je prête le Camescope à un gradé de la police qui le regarde sous toutes les coutures et trouve ça très bien. Et toujours l’odeur du jasmin qui nous chatouille les narines.

Travail dans les rizières

L’Ideal Beach, conseillé par le Routard, est complet : la dernière chambre vient juste d’être prise par un couple de Français que nous avons vus le matin au Broadlands. Le directeur nous promet une chambre pour demain, et nous sommes “conviés” à venir dîner ce soir.

Madras, 20 octobre 1992

Nous sommes à Madras, capitale du Tamil Nadu, depuis deux jours, après un voyage en train de 21 heures.
En arrivant, nous nous offrons le palace du coin, le Connemara : le portier, habitué aux taxis et aux limousines plutôt qu’aux rickshaws, renvoie prestement ce dernier. Ça fait trop plouc devant cette magnifique bâtisse anglaise toute blanche.
Pas de doute, c’est bien un hôtel de luxe : des portiers se précipitent sur nos sacs à dos poussiéreux et attendent de connaître notre numéro de chambre.
Air conditionné, salle de bains en marbre, télévision par satellite, somptueux buffet au restaurant. Nous ne nous sentons pas très bien dans cette ambiance d’établissement international ; pourtant nous descendions encore dans ce type d’hôtels il y a moins d’un an.
Après cette nuit de luxe, qui coûte au moins dix nuits de guesthouse, nous retrouvons nos esprits et déménageons vers le Broadlands dans un quartier populaire.

L'une des cours de l'hôtel Broadlands

Après le luxe, la guesthouse basique. On nous laisse le choix entre plusieurs chambres : l’une au second étage disposant de douches communes au troisième, l’autre au premier “with attached bathroom”.
Nous nous apercevons un peu plus tard qu’il n’y a pas de serviette de toilette, ni de savon, ni de PQ ! A la réception, on me fait savoir que les serviettes et le PQ ne sont pas fournis, et que nous pouvons nous essuyer avec les draps car ils les changent tous les jours. Bon, va pour les draps, mais ce que j’avais pris pour le dessus-de-lit, c’était le seul et unique drap, celui du dessous !


Malgré tout, l’atmosphère est si agréable et le personnel si gentil, que ces petits détails matériels sont vite oubliés et que nous prenons goût à cet étrange hôtel tout bleu, au règlement strict, tenu par de vieux messieurs datant, eux aussi, de la colonisation anglaise.

Le repasseur et son vieux fer à braises

Ce matin, nous réglons quelques problèmes pratiques chez Orient Express ; nous réservons des places d’avion pour les Maldives au départ de Trivandrum, François va enfin pouvoir effectuer ses premières plongées en mer ; ça changera de la piscine !
Et nous récupérons nos premières lettres de France - sept en tout - ainsi qu’un paquet de livres. L’émotion nous serre la gorge. Merci les amis ! Le frère de François, Antoine, nous fait savoir qu’il nous rejoindra en Thaïlande en janvier.

Notre première visite nous mène dans un studio de cinéma, car Madras est le Hollywood du Sud de l’Inde, et l’Inde est l’un des plus gros producteurs de films du monde.
Nous ne trouvons pas de tournage ; en revanche, nous sommes invités à assister à la réalisation des effets spéciaux sonores ; les techniciens, armés d’objets aussi divers qu’étranges, essayent de reconstituer l’ambiance sonore d’une bagarre : os qui craquent avec une bouteille vide en plastique, gifle avec une paire de tongs, coups de poing avec un oreiller… Tout se passe dans une ambiance décontractée, personne ne se prend au sérieux : Myilsamy le chef des bruiteurs, nous fait porter sans arrêt des gobelets de thé au lait brûlant que l’on refroidit en le versant de haut dans une soucoupe creuse ; le metteur en scène s’inquiète de savoir si nous sommes bien assis, bref tout le monde est aux petits soins pour les deux étrangers !

Au temple de Kapaleswar, avant la puja

Dans la soirée, direction l’Académie de musique, où Kiwi sponsorise un spectacle de danses du sud de l’Inde : le Bharata Natyam. Un vrai régal pour les oreilles et les yeux, même si l’on n’y comprend rien.
La salle semble envoûtée par la musique et la danseuse, de nombreux spectateurs battent le rythme de la main ou dodelinent de la tête en fermant les yeux. Nous baignons dans le parfum sucré des guirlandes de jasmin qui ornent les tresses des femmes.
On n’applaudit pas entre les morceaux pour préserver la concentration et l’union magique entre l’auditoire et les artistes.


Fin de la journée au Maharajah, le restaurant végétarien près du Broadlands : riz blanc, paneer, korma, dal, et paratha. A vous de décrypter !

Bhubaneshwar, 17 octobre 1992

Premier arrêt dans la capitale de l’Orissa, Bhubaneswar. Nous retrouvons notre moyen de transport favori, le cyclo-pousse, pour visiter les temples qui entourent le lac. L’architecture est étonnante, le cadre très calme et campagnard, et nous sommes les seuls visiteurs.

Temple de Lingaraja

Temple de Mukteshwara


En revanche, c’est la foule à Konark où nous nous rendons avec un car de l’office de tourisme pour visiter l’immense temple du Soleil, vers 11 heures. Le temps qui nous est imparti s’écoule si vite que nous nous jurons de revenir sur ce site pour mieux en admirer les sculptures.




Calcutta, 15 octobre 1992

Allô ? Vous êtes encore là ? Je vous ai un peu oubliés depuis quelques jours.
Nous sommes “montés” prendre le frais dans l’Himalaya. Une nuit dans le Darjeeling Express, et nous voici à New Jalpaiguri, d’où nous nous rendons en rickshaw à la gare de Siliguri pour réserver le… New Jalpaiguri-Calcutta. C’est le seul endroit où l’on peut réserver ce trajet.

Le Darjeeling Toy Train

Dans cette petite gare, pas de bureau pour les étrangers, pas de système informatique, mais plusieurs queues. Quelques conseils précieux : ne pas se tromper de guichet, ne pas se laisser déborder par les resquilleurs, bien remplir sa demande de réservation, et rester calme quand on apprend que le quota des couchettes réservées aux étrangers est épuisé. Prendre ce qui reste et quitter joyeusement la gare avec ses places assises.

Pour rejoindre Darjeeling, trois heures de trajet spectaculaire en jeep collective. Alors que la route s’élève en lacets serrés, nous quittons la chaleur et les bananiers pour les nuages et les plantations de thé. On dirait des troupeaux de moutons verts bien serrés les uns contre les autres.
Darjeeling est en pleine effervescence : cars, jeeps, et taxis sillonnent les rues principales et déversent leur clientèle de vacanciers indiens, ceux qui habitent en bas et qui peuvent se payer quelques jours au frais pendant les fêtes de Dussehra. Ils viennent en famille, respirer l’air frais de la montagne, ridiculement emmitouflés dans leurs vêtements d’hiver, même s’il fait 20° au soleil ! C’est très chic de posséder une panoplie d’hiver occidentale quand on est un Indien aisé.


On se promène beaucoup à Darjeeling, on monte et on descend d’immenses escaliers qui escaladent les flancs des montagnes très fleuris en cette période d’après-mousson. De nombreux belvédères permettent de savourer le spectacle des hauts sommets enneigés, tel le Kanchanjunga.


Après avoir bien admiré le paysage, nous continuons notre route vers le Sikkim, toujours en jeep, à travers les mêmes paysages maintenant embrumés. Contrôle de police - il faut encore un permis pour visiter le Sikkim - et nous voici d’abord à Kalimpong, puis à Gangtok. Malheureusement, la météo n’est pas bonne, et nous passons quatre jours sous la pluie, ou noyés dans une épaisse brume qui dissimule les paysages. Nous visitons, malgré tout quelques monastères bouddhistes - nos premiers monastères lamaïstes -, et essayons de profiter le plus possible de notre immense terrasse.


Le retour vers la gare de New Jalpaiguri, prévu en bus local, n’est pas aisé. Le véhicule est déclaré en panne quelques instants avant le départ ; en fait il n’était pas plein, c’est pourquoi il a été annulé. Le bus d’une compagnie concurrente, connaît, quant à lui, de véritables problèmes de moteur. Nous finissons par louer une jeep pour ne pas rater le train de Calcutta où nous avions eu tant de mal à obtenir des places assises.


Retour au Fairlawn de Calcutta pour la journée, et redépart le soir même vers la gare d’Howrah. Nous commençons maintenant notre grande descente vers le Sud.

Calcutta, 7 octobre 1992

Notre chambre à l'hôtel Fairlawn

Ce matin, nous faisons semblant de ne pas le voir le cul-de-jatte posté à la sortie du Fairlawn. Nous pressons inconsciemment le pas, mais le petit homme nous “court” après sur ses poings fermés, et nous dépasse. L’épisode se termine avec une roupie pour lui et un grand sourire pour nous. Il faut vraiment apprendre à regarder la misère en face, rien ne sert de s’enfuir, elle est partout !



Nous sommes dans le métro, et descendons à Kalighat, au sud de la ville. Au pied de l'escalator, peut-être le seul de Calcutta, un agent de police règle le débit des voyageurs pour éviter les incidents : on a vite fait de se faire prendre le bas du sari dans l’escalier mécanique...
De nombreux fidèles viennent à Kalighat pour y rendre hommage à Kali, la déesse de la Destruction, dont le temple à l’architecture néokitsch ne désemplit pas. Les sacrifices d’animaux y sont encore fréquents, et la viande est ensuite distribuée aux mendiants qui peuplent les rues avoisinantes.

Temple de Kali

Certains finiront peut-être leur vie, à quelques dizaines de mètres de là, chez Mère Teresa, dont le premier centre d’accueil fut créé dans ce pâté de maisons, à la petite porte surmontée d’une croix. “Mother Teresa, Mother Teresa”, nous dit un petit garçon en indiquant le bâtiment presque anonyme.
Pouvons-nous, devons-nous y entrer ? Est-ce que nous allons visiter les hôpitaux en France ? Après quelques instants d’hésitation, nous finissons par pousser la porte, et laissons derrière nous l’agitation de la rue. Nous sommes d’abord frappés par le calme qui règne dans la grande pièce. Puis, nous voyons des hommes et des femmes - des bénévoles étrangers pour la plupart - qui portent des assiettes de nourriture à des malades allongés sur des lits, et qui les aident à s’alimenter, puis les Sœurs de la Charité en habit blanc à liseré bleu, avec leurs plateaux de médicaments et de seringues. Tout est serein, calme, propre ; rien à voir avec la violence qui sévit à l’extérieur.
Quelques hommes et femmes trouvent enfin ici des moments de quiétude, des soins, de la nourriture, un peu d’amour. Pour combien de temps encore ? Un petit tableau noir indique le nombre de pensionnaires, les entrées du jour, et les sorties. Mais ici, le mot “sortie” a deux sens.

Les fêtes de Dussehra ont commencé. C’est l’occasion pour nous d’assister à une représentation du Ramayana : curieux de voir où se rendent des dizaines de marchands ambulants, nous leur emboîtons le pas pour nous retrouver sur une immense pelouse où des milliers de personnes sont venues assister à la représentation patronnée par la communauté penjabie de Calcutta. Nous passons facilement le contrôle de sécurité qui nous laisse entrer sans invitation dans la partie réservée à la bourgeoisie locale : une trentaine de rangées de chaises entourées d’une haute barrière en bois. Derrière, le peuple se presse, impatient de voir enfin apparaître le prince Rama ou le singe Hanuman dont ils connaissent par cœur les aventures. Nous quittons le spectacle alors que le méchant Ravana essaie de séduire la fragile Sita. Résistera-t-elle ?


Une promenade sur Rabindra Sarani nous fait entrer dans un monde différent, celui d’un quartier populaire à la vie grouillante et aux immeubles décrépis, où les hommes travaillent dur pour gagner quelques roupies.
Ici, tout est transporté, poussé, tiré par des hommes maigres, souvent pieds nus, au corps luisant de sueur.
Chassés par la misère, ils ont quitté leur campagne pour chercher un travail plus rémunérateur à Calcutta. Souvent méprisés, survivant de jour en jour, ils dorment dans les bidonvilles ou sur les trottoirs.


Pour un salaire de misère, ils transportent sur leur dos des charges plus lourdes qu’eux. Il faut les voir prendre le pont d’Howrah avec leur fardeau, au milieu du chaos de la circulation, frôlés par les camions, insultés par les rickshaws, asphyxiés par les gaz d’échappement. Comme elle est traîtresse la pente douce du pont d’Howrah qui rend l’effort encore plus pénible !
Ils deviennent aussi tireurs de pousse-pousse. Un morceau de tissu jeté sur l’épaule leur sert à s’éponger le corps, et une clochette au son mat à signaler leur présence dans les enchevêtrements de la circulation. Ainsi, pendant des heures, ils transportent des clients qui leurs laisseront peut-être de quoi rembourser le prix de la location du pousse-pousse. Il n’y a pas que les touristes qui marchandent les prix.

Voilà, je ne sais pas si cela vous donnera envie de venir à Calcutta. Je crois pourtant qu’il ne faut pas en avoir peur, même si l'on se sent un peu différent en la quittant : ce n’est qu’une immense ville où tout est plus démesuré que dans toute autre ville indienne.

Calcutta, 4 octobre 1992

Ah, si nous avions pu réserver. Mais c’était complet ! En arrivant à la gare de Gaya, nous essayons même d’acheter le contrôleur des classes dites “supérieures” en manipulant innocemment un billet de cent roupies sous son nez. J’ai déjà vu Humphrey Bogart le faire, ça marche très bien. Dommage qu’à Gaya ils ne connaissent pas les classiques hollywoodiens ; on s’est fait jeter vers les secondes à banquettes et couchettes dures.
C’est archiplein, ça déborde de partout dans les compartiments et dans les couloirs. Si j’étais indienne, j’irais poser un quart de fesse sur une couchette occupée, et petit à petit, au fil des heures, je grignoterais centimètre par centimètre jusqu’à m’allonger et m’endormir en travers d’un autre corps assoupi. Mais je suis française, j’ai appris à respecter le territoire d’autrui ; je m'assois par terre au fond d’un compartiment, et j’essaie de dormir. Pas facile, ça crache, ça renifle, ça tousse, ça rote… Heureusement, la fenêtre ouverte remplace agréablement l’air conditionné.
Vers 3 heures du matin, François, qui a réussi à trouver un coin de banquette pour s’asseoir, vient me chercher car deux Indiens qui ont terminé leur nuit nous proposent leurs couchettes. Bonne nuit les petits !

Une petite appréhension nous saisit en arrivant enfin à Calcutta : nous voici dans la ville où les gens vivent dans des bidonvilles et meurent sur les trottoirs. Déjà, dans la gare, je scrute l’enchevêtrement des corps allongés sur le sol, recroquevillés dans la position du fœtus, les enfants qui dorment la bouche ouverte, serrés contre leur mère ; sont-ils vivants ? Respirent-ils ? Parmi tous ces démunis qui habitent la gare, il doit bien y avoir un mort ?
Le taxi qui nous emmène passe au-dessus de bidonvilles. Je ferme la vitre pour me protéger de la puanteur qui monte d’un bourbier où vivent des milliers de miséreux.

Nous trouvons notre havre de paix sur Sudder Street, à l'hôtel Fairlawn, juste en face de l’Armée du Salut dont les dortoirs accueillent de nombreux routards fauchés.




Le Fairlawn, complètement enfoui sous la végétation de son jardin, est une maison coloniale tenue par un vieux couple d’Anglais qui a préféré rester en Inde après l’indépendance. Nous voyons souvent leur vieille bonne indienne promener en laisse leur caniche blanc, et le rafraîchir de son éventail !
Colonnade verte, ventilos au plafond, murs décorés de photos de la Royal Family, d’articles de presse, de plans de ville ; pension complète obligatoire comprenant le five o’clock tea, horaires stricts, serveurs en habits, gants blancs troués et turbans jaunes. Le rétro s’avère très agréable au Fairlawn.
Et je ne vous parle pas de la chambre avec ses vieux livres, ses animaux en porcelaine ébréchée, ses rideaux à petites fleurs et ses meubles de cinquante ans qui ont déjà connu plusieurs couches de peinture.


Nous consacrons notre première visite à l’Indian Museum, au milieu de la foule du dimanche. Malgré les explications du guichetier, la salle des miniatures mogholes est introuvable, mais il nous reste les bronzes, les bouddhas ainsi que le spectacle des centaines de familles indiennes qui viennent arpenter les salles du musée au pas de course.
C’est la Promenade des Anglais !


Buste et maison de Tagore

Gaya, 3 octobre 1992

Un bon conseil : pendant les fêtes, réservez vos places de train !
Le trajet entre Bénarès et Gaya s’est d’abord effectué debout, en prise directe avec les toilettes, puis coincés, mais assis, dans un compartiment surchargé - un type s’est même installé dans le porte-bagages.
Nous arrivons de nuit à Gaya. Des centaines de personnes dorment devant la gare pendant que la fête bat son plein cent mètres plus loin. Dîner dans le sombre restaurant de l’hôtel où nous sommes installés. Nous remarquons ce matin seulement que des dizaines de souris gambadent dans le resto. A la lumière du jour, c’est plutôt crade.

Vous vous demandez peut-être ce que nous sommes venus faire ici ! François, qui a tout lu sur Bouddha, aimerait voir le lieu où il connut l’Illumination. On a vu, et on décide de quitter Gaya pour Calcutta ce soir. Voilà.

Le temple Mahabodhi à Bodhgaya

Bénarès, 2 octobre 1992

Des cyclos sont postés sur le trottoir en face de l’hôtel ; les uns, prêts à répondre au moindre de nos gestes, les autres endormis sur le siège passager dans une position de contorsionniste, un bras ou une jambe pendant vers l’extérieur. A peine tournons-nous la tête en leur direction, que trois d’entre eux se précipitent en même temps.
Direction les ghats, les escaliers qui descendent vers le Gange. A mesure que nous nous approchons du fleuve sacré, la foule et la circulation se font de plus en plus compacts. Il nous faut alors continuer à pied en nous frayant tant bien que mal un passage ; un jeune Indien nous propose ses services et nous le suivons par les ruelles du chowk,  ruelles si étroites que nous essuyons le mur quand nous doublons une vache ! Notre guide improvisé nous emmène jusqu’au ghat des crémations.
Il est environ six heures et demie, le soleil est couché ; le “spectacle” est impressionnant, car huit corps alignés au bord du Gange brûlent sur des bûchers, entourés par les familles. Les brahmanes psalmodient des prières pendant que les intouchables, qui sont les maîtres d'œuvre de la crémation, circulent entre les bûchers.
Au bout de trois heures, ce qui n’aura pas brûlé par manque de bois - le bois coûte très cher - sera jeté dans le Gange, et cette dernière cérémonie purificatrice mettra fin au samsara du défunt qui atteindra enfin le nirvana.

Le lendemain, debout à 5 heures du matin, nous partons vers le Gange pour y effectuer la traditionnelle promenade en bateau. Les ghats commencent déjà à s’animer, nous pouvons cependant atteindre le bord du fleuve sans encombres.
Du bateau, qui avance au rythme lent du rameur, nous regardons le spectacle qu’offrent les rives. L’eau est encore haute, car la mousson vient juste de se terminer ; les marches sont donc encore inondées, ou bien recouvertes de limon.


C’est une nouvelle journée qui commence à Bénarès. Chacun vaque à ses occupations sans se soucier du voisin : le yogi médite, les femmes s’immergent en sari puis se savonnent toute habillées, certains font des offrandes, d’autres prient ; lorsqu’on a sous la main le fleuve le plus sacré de l’Inde, né de l’orteil de Vishnou, et descendu sur Terre par la chevelure de Shiva, on ne fait pas sa toilette et sa lessive chez soi ! Le fleuve a beau être pollué, il reste toujours pur.


Vers 7 heures, les marchands s’installent sous leurs grands parasols rouges en haut des ghats, et nous avons bien du mal à nous extirper de là : les masseurs nous prennent par le bras et commencent à nous triturer le cou, les chiromanciens attrapent notre main au passage et nous prédisent un avenir de bonheur, les barbiers nous montrent leurs lames neuves, les rabatteurs des fabricants de soie exhibent des carrés de tissu, un doigt vient décorer mon front d’un troisième œil de poudre rouge. Gardons le sourire, restons calmes car ce n’est pas fini : de chaque côté de la rue qui monte vers la ville, des mendiants de tous âges, des aveugles, des manchots et culs-de-jatte tendent vers nous leurs mains aux doigts rongés par la lèpre ou entourés de bandages crasseux. Ils gémissent, prient, implorent ; ils savent que les étrangers peuvent difficilement résister à un tel spectacle. Le changeur de monnaie est tout près, pour troquer les pièces d’une roupie contre cent pièces d’une paisa.
On entend souvent dire que Bénarès est une ville où l’on sent la ferveur religieuse ; moi, je dirais plutôt qu’on y sent la ferveur commerciale, comme à Lourdes, je suppose ?


Un petit tour à Sarnath, où Bouddha prononça son premier sermon dans le parc aux Biches. Disons que le lieu est symbolique…
Enfin, une dernière promenade dans le dédale du chowk de Bénarès où les marchands de fleurs du temple d’Or et du temple d’Annapurna disparaissent sous des monceaux d’œillets d’Inde et de pétales de roses.
Un peu déçus par Bénarès, nous partons plus vite que prévu, tout à l’heure.

Bénarès, 1er octobre 1992

S’il n’est pas facile d’atteindre Khajuraho, sauf en avion, il n’est pas facile non plus de la quitter.
Man Singh nous emmène vers la station des bus en nous faisant ses dernières recommandations : “Quand vos amis viendront ici, dites-leur bien de demander Man Singh, rickshaw n° 55. Je leur ferai un bon prix.” Il note consciencieusement son nom sur mon petit carnet. Au revoir, à la prochaine !


Pour nous rendre à Mahoba, où nous prendrons le train pour Bénarès, nous avons le choix entre deux véhicules de plus de 30 ans ; nous optons pour le premier en partance !
La marche, haute de 70 centimètres, et mon sac à dos m’empêchent d’accéder au bus avec ma grâce habituelle ; presque tous les sièges sont déjà occupés et des dizaines d’yeux curieux nous observent. François part vers le fond, et moi sur la banquette avant d’où je vois le chauffeur de profil. J’applique ma méthode Coué : “Il a l’air très bien ce chauffeur, il n’a jamais eu d’accident grave, il connaît parfaitement son véhicule, cela fait des années qu’il fait le même itinéraire, il est très prudent, oui vraiment, il a l’air parfait !” Je ne peux m’empêcher de penser aux accidents quotidiens relatés dans les journaux.
A l’heure prévue, le bus démarre dans un impressionnant bruit de moteur : tiens ! Ce moteur est à l’intérieur sous un capot qui vibre et chauffe…
Notre chauffeur est au service de sa clientèle : il s’arrête au moindre signe, n’importe où sur son itinéraire. Un vendeur de billets-bagagiste l’assiste ; un coup de sifflet pour demander l’arrêt, deux coups pour le signal du démarrage. Il réveille aussi ceux qui se sont endormis et qui sont arrivés à destination. On dort beaucoup dans les cars indiens. Pendant la première partie du voyage, il en monte plus qu’il n’en descend : des femmes souvent enceintes avec leurs paquets de légumes et leurs enfants, des handicapés, des vieillards, un sadhu, des écoliers qui rentrent chez eux, cartable sur le dos. Le nombre de places semble illimité, c’est pire que le métro un jour de grève car on se serre aussi sur les banquettes ; personne ne râle, on cherche plutôt à faire une petite place au dernier arrivé. On ne peut pas imaginer comme la chair humaine est compressible !

Trois heures plus tard, nous débarquons dans la célèbre ville de Mahoba ; c’est en carriole tirée par une mule que nous nous dirigeons vers la gare, au grand étonnement des enfants qui nous regardent passer en riant.
Plus que trois heures avant l’arrivée du train. La gare est quasi déserte, mais le chef de gare est fidèle au poste, surtout à son poste téléphonique noir en bakélite des années cinquante. Il se fait un plaisir de me confirmer l’heure d’arrivée du train, et le quai où il doit s’arrêter pendant deux minutes seulement ! Je me demande si nous pourrons retrouver notre voiture en si peu de temps.
En attendant, j’arpente le quai : au fond, la cahute des toilettes, puis un bureau administratif, une salle d’attente encore vide. Les marchands ambulants commencent à installer leurs présentoirs de biscuits ou de boissons gazeuses, leurs grandes friteuses rondes. Petit à petit la gare s’anime avec les premiers passagers. Les uns voyagent seuls avec un petit bagage, mais la plupart se déplacent en famille, monopolisent un banc où s’installent à même le sol sur un grand morceau de tissu. Certains attachent leur bagage à l’aide d’un cadenas et d’une grosse chaîne dont ils entourent plusieurs fois le pied d’un banc.

Alors que le jour tombe, deux ampoules de soixante watts viennent éclairer trente mètres de quai.
C’est l’heure du dîner ; pendant que nous dégustons quelques samosas aux légumes dégoulinants d’huile, les mères indiennes sortent toutes de leurs sacs les mêmes modèles de gamelles empilées contenant riz, lentilles ou légumes au curry. Leurs doigts souples mélangent le riz et les légumes, et enfoncent habillement une petite portion dans la bouche, sans en perdre une miette. On boit de l’eau sans toucher des lèvres le bord du verre ou de la bouteille, ou bien on achète un tchaï dans une minuscule tasse en terre cuite qu’on lance ensuite sur la voie de chemin de fer.
Après le dîner, l’ambiance monte, les hommes rotent de satisfaction, crachent sur les rails, changent de vêtements pour la nuit ; les enfants font pipi… sur les rails, les mères remballent leur matériel après avoir jeté les ordures… sur les rails. Les mendiants savent bien qu’on trouve des trésors sur le ballast.
A mesure que l’heure du train approche, chacun s’impatiente et se penche au bord du quai, les uns regardent à droite, les autres à gauche. Par où arrive-t-il donc, ce train ? Mais voici le chef de gare en personne, qui sort de son bureau, une lampe à pétrole à la main ; il descend sur la voie pour faire des signaux lumineux au train qui arrive ; des fois que le conducteur du train traverse la gare sans la voir…
Nous devons vite enfiler les sacs à dos tout en regardant passer les voitures : seconde, seconde, seconde, seconde, seconde, t’as vu la première ? Non ? Avant même que le train ne s’immobilise, les voitures sont prises d’assaut comme si c’était une question de vie ou de mort. Quelle cohue ! Heureusement que les fenêtres ont des barreaux, sinon les pauvres enfants… Le chef de gare est hors de vue, noyé dans la foule, et c’est en vain que nous courons le long du quai à la recherche des premières.
Un Indien nous fait signe de monter car le train doit repartir. Tiens ! On dirait des secondes avec sièges et couchettes en bois, toutes occupées d’ailleurs. Tout naturellement, quelqu’un m’offre déjà la sienne, là-haut ; un peu gênée et touchée par tant de gentillesse, je me fais catapulter par François jusqu’à une altitude habituellement réservée à des trapézistes de haut vol ! Je suis installée, je ne bouge plus !
C’est sans compter avec le responsable des couchettes qui s’est lancé à notre recherche ; nos deux noms figurent sur son planning : “Suivez-moi, et dépêchez-vous, le train va partir !”
Il faut savoir que dans les trains indiens, les voitures ne communiquent pas entre elles ; si l’on se trompe, il faut attendre un arrêt, prévu ou non, et de quelle durée ? pour regagner enfin ses pénates. Je m’imagine déjà abandonnée en pleine nature au milieu d’une nuit sans lune, et regardant s’éloigner les petites loupiotes rouges du dernier wagon.
Vite, mon Picou, ouvre tes bras, je saute, passe-moi le sac à dos, attention une bretelle s’est accrochée ! C’est au pas de course que nous gagnons enfin notre voiture, et notre “coupé”, un compartiment de deux couchettes dont la porte coulissante blindée rappelle la chambre forte d’une banque américaine !

Une bonne nuit pour nous remettre de nos petites émotions, et une arrivée en fin de matinée à Bénarès. Le taxi nous dépose devant l'hôtel Gautam dont la réception-couloir donne sur une rue bruyante. “Vous avez une chambre double ?” demande Picou. L’employé fait non de la tête… et nous tend une clef :
– Voulez-vous la visiter ? demande-t-il
– Mais alors, vous avez une chambre ? On s’étonne, et on commence à comprendre.
– Bien sûr, je vous ai dit que oui…
Compris ? Quand un Indien fait “non” de la tête, ça veut dire “oui” ! En regardant bien, c’est n’est pas le même mouvement horizontal que chez nous ; ici c’est un dodelinement qui suivrait les courbes d’un “8” couché. Essayez, c’est très efficace pour la souplesse des cervicales !
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