C'est l'histoire d'un couple qui, arrivé dans la quarantaine, s'organise pour partir un an, en congé sabbatique, sac au dos, en Asie.
Petit détail : ceci s'est passé en 92-93 !
Après relecture de Routards & Cie, que Sally avait rédigé à notre retour, nous avons décidé d'en faire un blog d'une durée d'un an en respectant le texte original et sa chronologie afin d'y retrouver les émotions de l'époque.
Les 675 photos, les 65 documents scannés, les 12 dessins, les 125 vidéos et les 95 enregistrements sonores sont d'époque aussi.
Bonne lecture !

Siem Reap, 11 avril 1993

Une des porte d'Angkor Thom


Nous repartons vers Angkor, bien décidés à ne pas payer l’entrée, car il est de notoriété publique que l’argent reste dans la poche des gardiens. Les solutions ne manquent pas : on peut passer la barrière avant 6 heures du matin, heure d’ouverture officielle du site au lever du soleil, ou passer dans un flot de circulation car la route d’Angkor est utilisée par tous les habitants de la région.
Mais il est déjà 8 heures, nous sommes seuls sur la route, on nous voit arriver de loin !
Alors tentons notre joker : le petit chemin à droite dont on nous a déjà parlé à Bangkok et à Saïgon. “Mais quel petit chemin ? Nous en avons déjà vu trois !”
- Regarde, celui-là, avec toutes ces traces de roues dans la terre, allons-y, dit François.
On se prend la poussière, le sable, les trous, les bosses, les broussailles. Je n’en mène pas large… et soudain nous sortons de notre boyau de végétation sur le côté d’Angkor Wat. Ouf !


Avalokitesvara au Bayon

Devata au Bayon

Bas-relief au Bayon

Nous commençons par le Bayon, avec ses célèbres têtes au sourire énigmatique. La pierre est malade, la moisissure et le lichen gagnent de tous côtés, mais l’atmosphère est calme et sereine. C’est de près que le Bayon est beau, il faut prendre son temps, admirer la délicatesse des bas-reliefs d’apsaras et de devatas, et la force tranquille des visages aux yeux fermés, représentant à la fois Avalokitesvara, le Bouddha, et Jayavarman VII le roi mystique qui fit construire cet ensemble.



L’après-midi, direction Angkor Wat, sans doute le plus connu de tous les temples. Malgré les fêtes du Nouvel An khmer, les Cambodgiens sont peu nombreux : “Nous avons peur, c’est pourquoi nous préférons rester chez nous,” nous dit l’un d’eux, “d’habitude c’est plein de monde ici !”
Même impression que la première fois : le temple manque de relief et sa couleur grise est triste, mais le soleil qui commence à baisser éclaire maintenant les extraordinaires bas-reliefs de la façade ouest qui font le tour de l’enceinte sur 800 mètres. Le Ramayana et le Mahabharata méritent bien ça !


Bas-relief à Angkor Wat

Fenêtres et toit d'une galerie d'Angkor Wat

Tiens, une grenouille dans la chambre !

Siem Reap, 10 avril 1993

Drapeau cambodgien avec Angkor Wat comme emblème


Vol de 50 minutes dans un Tupolev archiplein. Toujours beaucoup de locaux et une quinzaine de touristes.
Comme d’habitude, un chauffeur de taxi nous drague pendant que nous attendons les bagages, puis nous conduit vers sa guesthouse préférée, la Laundry Guesthouse ; trois chambres, dont l’une est déjà occupée par un UNTAC. Ça rassure tout de suite !
Presque en face de la guesthouse se dressent les baraquements de la Légion étrangère où flotte le drapeau français, et tout à côté, un restaurant-bar-dancing fort animé dans la nuit.

[Chanson à la radio]


Plusieurs restaurants de Siem Reap ont préféré jouer la carte de l’ONU : les prix ont brusquement augmenté pour permettre aux Onusiens de dépenser plus vite leurs dollars ! Pas étonnant, quand on sait qu’il y a au Cambodge 20 000 UNTAC avec 10 000 voitures neuves, et que les indemnités de repas journalières représentent à elles seules un mois de salaire moyen d’un Cambodgien !
Heureusement, il reste encore deux restaurants pour routards. Le Samatheap par exemple ; dès qu’un client s’assoit à une table, une nuée de jeunes filles se précipite sur lui. Laquelle va-t-il choisir ? La brune, la blonde ? Tiger, Miller, Angkor, Carlsberg ? Chaque demoiselle est payée pour vendre une marque de bière dont elle porte le T-shirt. Elles s’occupent particulièrement bien des messieurs seuls, viennent leur faire la causette pour éviter qu’ils ne s’ennuient... Que de sous-entendus dans ces points de suspension !

Premier repérage d’Angkor : les informations qui circulent dans le milieu des routards parlent de prix d’entrée exorbitants, allons donc vérifier.
Avant même que nous en ayons émis le souhait, une mobylette apparaît dans la courette de la guesthouse : c’est le seul moyen de se rendre à Angkor, et de circuler d’un temple à l’autre. Une route toute droite mène de Siem Reap à Angkor ; peu avant le site, une barrière, souvent levée, marque le poste de contrôle où l’on doit acheter les billets.
Avec notre corpulence d’Occidentaux - surtout François, parce que moi...-, nous sommes repérés de loin, et la barrière s’abaisse devant nous.
Le tarif est d’environ quinze dollars par jour et par personne, il faut payer d’avance pour toutes les journées prévues sur le site.  J’ai envie de marchander le prix tellement c’est cher. Rendez-vous compte : notre chambre coûte huit dollars la nuit, un repas complet moins de deux dollars par personne.
- Il est 16 heures, laissez-nous entrer sans payer aujourd’hui, nous revenons demain… La barrière se lève, hésite, François démarre immédiatement. Merci !


Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons devant Angkor Wat, un peu déçus par la couleur de la pierre, et par les proportions du temple. 

Angkor Wat


Un peu plus loin, nous stoppons devant le Bayon qui nous apparaît comme un tas de ruines informes. On verra mieux demain.


Vendeuse de vin de palme

Phnom Penh, 9 avril 1993


Très belle visite au musée National : le bâtiment rouge dresse ses toits superposés recouverts de tuiles brillantes, autour d’un agréable jardin intérieur. Les statues exposées nous donnent un premier aperçu de ce qui nous attend à Angkor, certaines sont vraiment magnifiques, et le petit bouquin acheté au marché - Tendances de l’art khmer - nous aide à mieux les apprécier.
En revanche, elles ne sont pas mises en valeur, ni entretenues, les salles sont poussiéreuses et malodorantes - à cause des chauves-souris dans le faux plafond, dit-on -, et de minuscules fourmis tombent des hauteurs sur les visiteurs et les statues, quand ce ne sont pas les cafards.

Phnom Penh, 8 avril 1993

Quelques formalités ce matin chez Kampuchea Airlines : achat de billets pour Siem Reap, reconfirmation du vol sur Bangkok.


Broyeuses de glace manuelle


Une promenade au marché Tuol Tom Pong. On y entend toutes les langues du malais à l’anglais en passant par l’arabe et l’espagnol : les soldats et les civils de l’UNTAC viennent y faire des achats ; beaucoup de succès pour les fausses antiquités à bon marché et les T-shirts représentant tous les drapeaux des pays de l’ONU. Et la casquette UNTAC, pas mal, non ?


Sur les stands des libraires, de vieux livres en français sur le Cambodge et l’Indochine, et le compte-rendu du procès de Pol Pot, le despote sanguinaire qui musela le Cambodge de 1975 à 1978. Il fit régner la terreur sur tout le pays qu’il voulait transformer en une immense coopérative agricole : tous les habitants des villes ont dû rejoindre les paysans pour construire un nouveau pays. Un million d’habitants sont morts torturés ou exécutés parce qu’ils avaient osé dire non, ou parce qu’ils étaient considérés comme des intellectuels lorsqu’ils portaient des lunettes, parlaient une langue étrangère, etc. Beaucoup sont morts de malnutrition et d’épuisement. C’était il y a vingt ans à peine. Pas une famille n’est sortie indemne de cette tragédie.


Autre tragédie : les mutilés. Ils ont sauté sur des mines, ces affreuses petites mines, enterrées ou laissées au hasard par les Khmers Rouges ou les Vietnamiens.
Quand elles ne tuent pas, elles marquent à vie ; il en reste des centaines de milliers et peut-être des millions qui font de nouvelles victimes chaque jour.



Au moins trois coupures de courant déjà ce soir. Incidents très habituels, palliés par d’énormes générateurs qui encombrent les trottoirs.

Phnom Penh, 7 avril 1993

CAMBODGE
Ce pays nous tient à cœur parce que nous y parrainons une petite fille. Nous allons essayer de lui rendre visite. La situation politique et militaire est précaire : l’ONU y prépare des élections libres pour le mois de mai, les Khmers Rouges font régner un climat d’insécurité amplifié par la presse .

Sur la quarantaine de passagers du vol Bangkok-Phnom Penh, nous sommes les deux seuls touristes, les autres sont des Cambodgiens, des Thaïlandais ainsi qu’une délégation nigériane en complet-veston envoyée par l’ONU.
Alors autant le dire tout de suite, l’ONU est partout présente au Cambodge, formant ce que l’on appelle l’UNTAC en anglais - United Nations Transitory Authority in Cambodia - ou l’APRONUC en français.
Ça commence dès l’aéroport avec les hélicos, les avions de transport de troupes et de matériel lourd portant tous un grand sigle UN. Ensuite, on remarque un grand nombre d’hommes à béret bleu, un talkie-walkie à la main.
Quand tu t’approches un peu, tu peux lire leur nom sur un badge épinglé sur la poitrine, et connaître leur pays dont le drapeau est brodé sur la manche gauche.

En attendant nos bagages, le premier UNTAC que l’on voit, paf ! c’est un Français. Il porte le doux nom de Béchard, son badge dit qu’il est le chef du Movcon (?). “Alors chef, elle est comment la situation ici ?”
Résumé de la réponse : pas de problème dans la capitale, mais mieux vaut être rentré avant 22 heures. À Siem Reap, les forces de police ont été renforcées à la suite des derniers raids des Khmers Rouges, les visiteurs sont donc bien gardés. Et puis, ils ne tirent pas sur n’importe qui les Khmers Rouges, jamais sur les touristes en tout cas !

Ses paroles me soulagent. Je m’aperçois que depuis quelques jours j’étais un peu tendue à l’idée de venir ici.



Après nous être installés dans THE hôtel des routards, le Capitol, nous partons vers le bureau de l’association “Les Enfants d’Angkor” situé à l’Hôtel Renakse, près du palais Royal : nous aimerions en effet rencontrer la petite Sok Hen Sin que nous parrainons depuis quelques années. Après une entrevue avec la représentante locale de l’association, la visite est fixée au 16. Voilà une bonne chose de faite, nous allons pouvoir visiter Angkor entre-temps.
En rentrant, nous voyons passer Boutros Boutros Gahli et son escorte. Il est en effet également arrivé ce matin à Phnom Penh, ce qui occasionne un déploiement de forces armées tout autour du palais Royal.



Aujourd’hui s’est ouverte la campagne électorale, et l’on voit fleurir les affiches de vingt partis. Chacun est représenté par un logo, par exemple, une poignée de mains, un éléphant ou une balance, pour que tous puissent voter, même sans savoir lire. À suivre…



Sachez que Chirac fait aussi sa campagne électorale ici ! Oui, la Mairie de Paris a offert à la Mairie de Phnom Penh des bennes à ordures vertes et blanches. Ils devraient les sortir plus souvent pour débarrasser les carrefours des monceaux d’ordures qui puent et attirent les rats pendant la nuit.


P.S. M. et Mme Lepetit-Dernier sont heureux de vous annoncer la naissance d'Agathe !

Bangkok, 4 avril 1993



La température grimpe à chacun de nos passages, maintenant elle dépasse 40° l’après-midi. Nous sortons aux heures les plus fraîches, et passons le reste du temps dans la chambre à lire et à écrire.
Une visite chez le dentiste conseillé par notre guesthouse. François se fait recoller un bridge qui a cédé aux caramels vietnamiens. Je me fais faire un détartrage.
Le cabinet est nickel, le matériel récent et l’hygiène irréprochable, de plus, les dentistes thaïlandais font preuve de beaucoup de douceur - les prix également.
Attention, bien se laver les pieds et se nettoyer les ongles avant d’aller chez le dentiste : il faut enlever ses chaussures quand on entre dans le cabinet, comme dans toute maison thaïlandaise, d’ailleurs.

J’interromps le cours de cette lettre pour un message urgent du commandant François : - Affirmatif les p’tits gars, on grimpe au front. Et si on a du cul, on s’ra d’la r’voyure. On n’est pas des gonzesses !
En langage décodé cela signifie que nous partons au Cambodge et je me demande si j’emporte une tenue de camouflage en plus du gilet pare-balles.
Il paraît aussi que l’ambiance est “spéciale” là-bas : la bière coule à flots et les prostituées sont sur les genoux. Faut bien qu’ils s’occupent, les petits gars de l’ONU en attendant les élections prochaines !

P.S. Comment s’appelle la petite dernière de M. et Mme Lepetit-Dernier ?

Bangkok, 1er avril 1993

Voici les nouveautés de Bangkok : soldes du début de l’été dans les grands magasins qui sont toujours aussi vides, demain, anniversaire de l’une des princesses royales, début de la saison des mangues mûres, apparition des T-shirts culturels représentant des Picasso, Kandinsky ou Chagall. Mais Tintin est toujours là.



Sans transition, le reste de l’actualité : dans deux jours, commémoration de l’avènement de la dynastie Chakri, celle qui règne actuellement. Le roi Bhumipol - Rama IX - va nous faire une petite sortie au Wat Phra Keo avec Madame, le prince et les deux princesses. Gare aux encombrements !

Visite au temple de Marbre.



[Chant des moines au temple de Marbre]



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