C'est l'histoire d'un couple qui, arrivé dans la quarantaine, s'organise pour partir un an, en congé sabbatique, sac au dos, en Asie.
Petit détail : ceci s'est passé en 92-93 !
Après relecture de Routards & Cie, que Sally avait rédigé à notre retour, nous avons décidé d'en faire un blog d'une durée d'un an en respectant le texte original et sa chronologie afin d'y retrouver les émotions de l'époque.
Les 675 photos, les 65 documents scannés, les 12 dessins, les 125 vidéos et les 95 enregistrements sonores sont d'époque aussi.
Bonne lecture !

Bénarès, 1er octobre 1992

S’il n’est pas facile d’atteindre Khajuraho, sauf en avion, il n’est pas facile non plus de la quitter.
Man Singh nous emmène vers la station des bus en nous faisant ses dernières recommandations : “Quand vos amis viendront ici, dites-leur bien de demander Man Singh, rickshaw n° 55. Je leur ferai un bon prix.” Il note consciencieusement son nom sur mon petit carnet. Au revoir, à la prochaine !


Pour nous rendre à Mahoba, où nous prendrons le train pour Bénarès, nous avons le choix entre deux véhicules de plus de 30 ans ; nous optons pour le premier en partance !
La marche, haute de 70 centimètres, et mon sac à dos m’empêchent d’accéder au bus avec ma grâce habituelle ; presque tous les sièges sont déjà occupés et des dizaines d’yeux curieux nous observent. François part vers le fond, et moi sur la banquette avant d’où je vois le chauffeur de profil. J’applique ma méthode Coué : “Il a l’air très bien ce chauffeur, il n’a jamais eu d’accident grave, il connaît parfaitement son véhicule, cela fait des années qu’il fait le même itinéraire, il est très prudent, oui vraiment, il a l’air parfait !” Je ne peux m’empêcher de penser aux accidents quotidiens relatés dans les journaux.
A l’heure prévue, le bus démarre dans un impressionnant bruit de moteur : tiens ! Ce moteur est à l’intérieur sous un capot qui vibre et chauffe…
Notre chauffeur est au service de sa clientèle : il s’arrête au moindre signe, n’importe où sur son itinéraire. Un vendeur de billets-bagagiste l’assiste ; un coup de sifflet pour demander l’arrêt, deux coups pour le signal du démarrage. Il réveille aussi ceux qui se sont endormis et qui sont arrivés à destination. On dort beaucoup dans les cars indiens. Pendant la première partie du voyage, il en monte plus qu’il n’en descend : des femmes souvent enceintes avec leurs paquets de légumes et leurs enfants, des handicapés, des vieillards, un sadhu, des écoliers qui rentrent chez eux, cartable sur le dos. Le nombre de places semble illimité, c’est pire que le métro un jour de grève car on se serre aussi sur les banquettes ; personne ne râle, on cherche plutôt à faire une petite place au dernier arrivé. On ne peut pas imaginer comme la chair humaine est compressible !

Trois heures plus tard, nous débarquons dans la célèbre ville de Mahoba ; c’est en carriole tirée par une mule que nous nous dirigeons vers la gare, au grand étonnement des enfants qui nous regardent passer en riant.
Plus que trois heures avant l’arrivée du train. La gare est quasi déserte, mais le chef de gare est fidèle au poste, surtout à son poste téléphonique noir en bakélite des années cinquante. Il se fait un plaisir de me confirmer l’heure d’arrivée du train, et le quai où il doit s’arrêter pendant deux minutes seulement ! Je me demande si nous pourrons retrouver notre voiture en si peu de temps.
En attendant, j’arpente le quai : au fond, la cahute des toilettes, puis un bureau administratif, une salle d’attente encore vide. Les marchands ambulants commencent à installer leurs présentoirs de biscuits ou de boissons gazeuses, leurs grandes friteuses rondes. Petit à petit la gare s’anime avec les premiers passagers. Les uns voyagent seuls avec un petit bagage, mais la plupart se déplacent en famille, monopolisent un banc où s’installent à même le sol sur un grand morceau de tissu. Certains attachent leur bagage à l’aide d’un cadenas et d’une grosse chaîne dont ils entourent plusieurs fois le pied d’un banc.

Alors que le jour tombe, deux ampoules de soixante watts viennent éclairer trente mètres de quai.
C’est l’heure du dîner ; pendant que nous dégustons quelques samosas aux légumes dégoulinants d’huile, les mères indiennes sortent toutes de leurs sacs les mêmes modèles de gamelles empilées contenant riz, lentilles ou légumes au curry. Leurs doigts souples mélangent le riz et les légumes, et enfoncent habillement une petite portion dans la bouche, sans en perdre une miette. On boit de l’eau sans toucher des lèvres le bord du verre ou de la bouteille, ou bien on achète un tchaï dans une minuscule tasse en terre cuite qu’on lance ensuite sur la voie de chemin de fer.
Après le dîner, l’ambiance monte, les hommes rotent de satisfaction, crachent sur les rails, changent de vêtements pour la nuit ; les enfants font pipi… sur les rails, les mères remballent leur matériel après avoir jeté les ordures… sur les rails. Les mendiants savent bien qu’on trouve des trésors sur le ballast.
A mesure que l’heure du train approche, chacun s’impatiente et se penche au bord du quai, les uns regardent à droite, les autres à gauche. Par où arrive-t-il donc, ce train ? Mais voici le chef de gare en personne, qui sort de son bureau, une lampe à pétrole à la main ; il descend sur la voie pour faire des signaux lumineux au train qui arrive ; des fois que le conducteur du train traverse la gare sans la voir…
Nous devons vite enfiler les sacs à dos tout en regardant passer les voitures : seconde, seconde, seconde, seconde, seconde, t’as vu la première ? Non ? Avant même que le train ne s’immobilise, les voitures sont prises d’assaut comme si c’était une question de vie ou de mort. Quelle cohue ! Heureusement que les fenêtres ont des barreaux, sinon les pauvres enfants… Le chef de gare est hors de vue, noyé dans la foule, et c’est en vain que nous courons le long du quai à la recherche des premières.
Un Indien nous fait signe de monter car le train doit repartir. Tiens ! On dirait des secondes avec sièges et couchettes en bois, toutes occupées d’ailleurs. Tout naturellement, quelqu’un m’offre déjà la sienne, là-haut ; un peu gênée et touchée par tant de gentillesse, je me fais catapulter par François jusqu’à une altitude habituellement réservée à des trapézistes de haut vol ! Je suis installée, je ne bouge plus !
C’est sans compter avec le responsable des couchettes qui s’est lancé à notre recherche ; nos deux noms figurent sur son planning : “Suivez-moi, et dépêchez-vous, le train va partir !”
Il faut savoir que dans les trains indiens, les voitures ne communiquent pas entre elles ; si l’on se trompe, il faut attendre un arrêt, prévu ou non, et de quelle durée ? pour regagner enfin ses pénates. Je m’imagine déjà abandonnée en pleine nature au milieu d’une nuit sans lune, et regardant s’éloigner les petites loupiotes rouges du dernier wagon.
Vite, mon Picou, ouvre tes bras, je saute, passe-moi le sac à dos, attention une bretelle s’est accrochée ! C’est au pas de course que nous gagnons enfin notre voiture, et notre “coupé”, un compartiment de deux couchettes dont la porte coulissante blindée rappelle la chambre forte d’une banque américaine !

Une bonne nuit pour nous remettre de nos petites émotions, et une arrivée en fin de matinée à Bénarès. Le taxi nous dépose devant l'hôtel Gautam dont la réception-couloir donne sur une rue bruyante. “Vous avez une chambre double ?” demande Picou. L’employé fait non de la tête… et nous tend une clef :
– Voulez-vous la visiter ? demande-t-il
– Mais alors, vous avez une chambre ? On s’étonne, et on commence à comprendre.
– Bien sûr, je vous ai dit que oui…
Compris ? Quand un Indien fait “non” de la tête, ça veut dire “oui” ! En regardant bien, c’est n’est pas le même mouvement horizontal que chez nous ; ici c’est un dodelinement qui suivrait les courbes d’un “8” couché. Essayez, c’est très efficace pour la souplesse des cervicales !

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